Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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    Le juge, insistant sur le moindre détail, cherche à pousser Tangorre «à la faute», comme disent les sportifs. Les gendarmes l'ont averti, l'alibi de Tangorre repose sur le témoignage collectif de la famille. Aux déclarations des victimes qui accusent l'inculpé de les avoir violées dans la soirée «au moment où l'on passe du jour à la nuit», Tangorre oppose un alibi:

Le baptême    — Nous étions tous réunis pour le baptême d'Elodie, nous avons mangé un couscous, les membres de ma famille sont repartis chez eux dans la soirée, entre 18 heures et 19 heures. Après leur départ, je suis resté avec mes parents.

    L'alibi est solide, irréfutable, Tangorre n'a pas pu être en même temps à Marseille et à Nîmes. Sauf si l'horaire des faits mentionnés par l'inculpé est décalé.

    Pour la première fois, Tangorre précise qu'au cours de la soirée il a donné et reçu des coups de téléphone. Il a appelé notamment Claire-Lise Foiret avec qui, depuis sa sortie de la prison de Muret, il avait entretenu une relation sentimentale. Ils avaient rendez-vous à Avignon le mardi 24, à 14 heures.

    — Je crois me souvenir que l'heure du rendez-vous a été changée. C'est peut-être la raison pour laquelle je l'ai appelée le lundi 23 aux alentours de 21 heures. Entre 20 heures et 21 heures, je ne peux pas être plus précis.

    Mme Foiret, professeur de mathématiques à Albi, est entendue par le juge quatre jours plus tard. Elle rappelle la chronologie des faits. Au début du mois de mai, Tangorre et elle avaient envisagé de se retrouver le mardi 24 à Lyon. Au cours des jours qui suivirent, plusieurs coups de téléphone changeront les horaires et les lieux du rendez-vous. Jusqu'au soir du 23 mai, le lundi, où « un coup de téléphone impromptu pendant notre repas fixe le rendez-vous non plus à Lyon mais à Avignon. Ce coup de téléphone a eu lieu au moment où nous étions au milieu du repas ». « Nous », c'est- à-dire la mère de Claire-Lise Foiret, Mme Eminet, et sa fille Frédérique. Elles se trouvaient toutes trois réunies ce soir-là. Décidément, c'était le jour des anniversaires. La famille Eminet fêtait les quatre-vingt-dix ans de la grand-mère à Novalaise, en Savoie. A midi, ils s'étaient tous réunis au restaurant. Le soir, seule Claire- Lise et sa fille Frédérique étaient restées avec Mme Eminet et la grand-mère.

    — Quand le téléphone a sonné, il était entre 20 h 30 et 21 heures, témoigne Mme Eminet, qui précise : La grand-mère n'était pas encore couchée et elle se couche à 21 heures.

    — Le téléphone a sonné vers 21 heures, déclare Fréérique, qui s'en souvient très bien car cet appel conitionnait l'emploi du temps du lendemain.

    — Entre 20 h 30 et 21 h 15, confirme Claire-Lise. C'est Mme Eminet qui a décroché.

    — C'était Luc Tangorre... J'ai appelé ma fille.

    — J'ai été surprise, explique Claire-Lise, car je n'attendais pas ce coup de téléphone. Je revois très bien ma mère décrocher, puis se retourner en me disant : C'est Luc... » J'ai été à la fois ravie et inquiète. En définitive, il m'appelait pour un changement de programme qui m'arrangeait bien. Il était très fatigué, ce qui ne m'étonnait pas, et il voulait changer le lieu du rendez-vous.

    Ils se sont mis rapidement d'accord : ils se retrouvent à Avignon, au buffet de la gare, à 16 heures.

    Le juge fait remarquer à Mme Foiret que, lors des contacts qu'elle a eus avec les journalistes, elle n'a pas fait état de ce coup de téléphone. Elle explique qu'à ce moment-là elle ne savait rien des accusations portées contre Luc Tangorre, ni du moment supposé où les faits qu'on lui reprochait s'étaient déroulés. Elle ajoute que, dès qu'elle s'est rendu compte de l'importance de ce coup de téléphone, elle a aussitôt télégraphié au juge pour l'informer qu'elle avait des déclarations à faire à ce sujet.

    Une fois encore, le juge demande à Mme Foiret si elle est bien sûre de la date et de l'heure du coup de téléphone.

    — Je me suis posé la question. (Le témoin reconnaît que, si elle avait été seule, à la rigueur, elle aurait pu douter d'elle-même.) Nous sommes trois à nous rappeler ce coup de téléphone, ma mère, ma fille et moi.

    Le père de Luc sera également appelé à faire une déposition sur ce coup de téléphone, quelques jours plus tard, le 16 novembre.

    M. Joseph Tangorre a confirmé que son fils avait bien passé la journée du 23 mai et la nuit qui a suivi à Marseille, en compagnie de sa femme et lui.

    Dans une première déposition, le témoin avait déclaré aux gendarmes que son fils avait téléphoné dans la matinée du mardi 24 à une personne avec qui il avait rendez-vous ; il devait lui remettre des livres et ensuite partir pour Albi. Vu sous cet angle, on peut penser que ce coup de téléphone, qui s'adressait à Claire-Lise Foiret pour déplacer à Avignon le rendez-vous précédemment prévu à Lyon, avait été passé dans la matinée du 24 mai et non dans la soirée du 23 mai ainsi que le prétendaient l'inculpé, mais aussi Claire-Lise Foiret, sa fille et sa mère.

    Joseph Tangorre se souvient très bien d'avoir dit aux gendarmes:

    — Le soir du 23 mai, vers 21 heures, Luc a téléphoné à une personne, dont j'ignore l'identité, à qui il donnait rendez-vous pour le 24 mai, en début d'après-midi. Si les gendarmes ont mal interprété mes propos, conclut-il, ils l'auront sur la conscience !

    Le juge fait alors remarquer à M. Tangorre que, dans sa deuxième audition, il s'était très bien souvenu de l'appel du 24 mai au matin mais qu'en revanche il n'avait fait qu'évoquer d'éventuels coups de téléphone donnés par son fils le 23 dans la soirée.

    — Ce n'est tout de même pas défendu de « mémoriser » ! s'écrie M. Tangorre.

    C'est bribe par bribe que la mémoire lui est revenue, explique-t-il, et les souvenirs se sont précisés. De toute façon, il confirme:

    — Luc a téléphoné lundi soir à Claire-Lise Foiret. C'est lui aussi qui, vers 21 heures ce soir-là, a pris l'appel de tata Annie qui annonçait que toute la famille était arrivée à bon port.

    On n'ira pas au-delà. La direction opérationnelle des Télécommunications requise par le juge afin de rechercher les numéros de téléphone qui auraient pu être appelés par l'abonné Joseph Tangorre à Marseille, le 23 mai, entre 17 heures et 24 heures, se révèle négative, «l'abonné étant raccordé à un central électromagnétique qui ne peut avoir accès à la facturation détaillée.»

    Ainsi, ce sujet restera en balance. Face aux déclarations des plaignantes, Luc Tangorre pourra opposer toute une série de témoignages affirmant que l'inculpé se trouvait chez ses parents vers 21 heures le 23 mai, au moment même où l'agression se produisait à deux cents kilomètres de là.

    Les gendarmes, en enquêtant autour des lieux du crime, à Nîmes, avaient repéré des cabines téléphoniques d'où Tangorre, après les faits, aurait pu appeler Claire-Lise Foiret. Cette éventualité n'apporte pas de réponse à l'appel de tata Annie signalant le retour de la famille à Saint-Etienne. Mme Anne Bouit — tata Annie — est formelle : elle a reconnu la voix de Luc. Il était 21 heures, à une demi-heure près.

    Toute la famille sera interrogée. En désespoir de cause, les enquêteurs feront remarquer que seuls des proches de Tangorre étayent son alibi. Comment pourrait-il en être autrement puisque ce baptême était exclusivement une réunion familiale!

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



    Les différentes auditions de Gabrielle Cesaroni, une amie d'enfance de Luc Tangorre, éclairent de manière significative le climat dans lequel se déroule cette affaire.

    Gabrielle a vingt-sept ans. Elle est standardiste dans une grande clinique marseillaise. Elle partage avec sa mère un appartement dans le parc Sévigné. Elle est depuis toujours l'amie de Luc Tangorre.

    — Rien qu'une amie, précise-t-elle.

    Le 6 décembre, les gendarmes de Nîmes sont venus spécialement à Marseille pour l'entendre, à sa demande. Elle rappelle d'abord les liens qui l'unissent à Luc. Pendant la première incarcération du jeune homme, ils ont échangé de nombreuses lettres puis, lorsqu'il est sorti de prison en février 1988, ils se sont régulièrement téléphoné. Parfois, ils allaient prendre un verre et bavarder au Waïkiki, chez Gilles. Elle était invitée au baptême d'Elodie, la nièce de Luc ; fatiguée — elle sortait d'une dépression nerveuse —, elle redoutait de se trouver plongée au milieu d'une ambiance de fête. Elle s'est donc excusée, mais a téléphoné à Luc pour savoir comment ça s'était passé. Elle ne se souvient plus si elle a appelé le dimanche ou le lundi de Pentecôte, en revanche elle peut très bien dire l'heure qu'il était. Les coups de téléphone aux amis, c'est toujours entre 20 h 30 et 20 h 45, après la vaisselle qui suit immédiatement le repas que sa mère tient à prendre à heure régulière, autour de 20 heures.

    Elle a donc téléphoné à Luc pour lui proposer d'aller prendre un verre au Waïkiki, mais elle a pensé qu'il devait être fatigué par la fête. Elle lui a d'abord demandé de ses nouvelles et comme il lui a répondu qu'il était crevé », elle n'a pas insisté.

    Face aux enquêteurs, la jeune femme fait état d'un scrupule : malgré tous ses efforts pour rassembler ses souvenirs, elle ne parvient pas à se rappeler le jour de son appel.

    Après l'arrestation de Luc Tangorre, Gabrielle, réfléchissant à cette conversation téléphonique, a pensé qu'elle pourrait intéresser les enquêteurs. Elle en parle autour d'elle et on lui conseille de rencontrer le défenseur de Luc, Me Vidal-Naquet. Celui-ci la reçoit, mais pour l'informer qu'il n'a pas le droit d'avoir des contacts avec les témoins et qu'il informera le juge de sa visite.

    Gabrielle achève sa déposition en répondant à une question des enquêteurs : Oui, elle a téléphoné à la famille de Luc. Elle a parlé à son père, à sa mère, à sa soeur. Ils sont persuadés de son innocence. Florence, la fiancée, ne comprend pas ce qui lui arrive.

    Dépressive, hésitante, ne parvenant pas à fixer avec précision la date de la conversation téléphonique qu'elle a eue avec Luc, Gabrielle Cesaroni est un témoin fragile, qu'on peut facilement influencer, manipuler même, pensent les enquêteurs. Le maillon faible de la chaîne des témoins favorables à l'inculpé. On va la reconvoquer, la mettre sous pression, gentiment. On sent bien, rien qu'à la voir, qu'il suffira d'agiter le spectre du faux témoignage pour qu'elle craque. La méthode est classique. C'est le témoin qui ne l'est pas.

    Les gendarmes la reconvoquent le 16 décembre, dix jours après la première audition. Gabrielle arrive à la caserne en proie à une profonde angoisse. Elle culpabilise parce qu'elle ne parvient toujours pas à préciser le jour de sa conversation avec Luc. Etait-ce le dimanche ou bien le lundi ? Cent fois elle s'est posé la question sans trouver la réponse. D'entrée, les gendarmes attaquent. Ils ne l'accusent pas d'avoir fait une fausse déposition, mais ils lui expliquent que cette affaire est grave, ils lui lisent le récit des viols, l'avertissent des risques qu'elle court en « ne sachant pas où elle met les pieds ». Gabrielle est bouleversée. Se sentant traquée, ne retrouvant plus ses repères, elle fond en larmes. Les gendarmes avaient raison, elle reconnaît ne pas leur avoir dit toute la vérité. Elle a inventé le coup de téléphone, une idée comme ça, en parlant avec Joseph Tangorre qui lui disait justement que Luc avait reçu dans la soirée du 23 mai des coups de fil et qu'il cherchait à en identifier les auteurs... Le gendarme C rucciani a procédé aux deux interrogatoires. Il affirme avoir toujours interrogé les témoins « dans le sens de la charge et de la décharge ». Devant la cour d'assises, lorsqu'on lui demandera si Gabrielle Cesaroni a spontanément reconnu qu'elle avait inventé le coup de téléphone, il répondra sans hésiter:

    — Affirmatif. Elle a dit qu'elle avait menti pour venir en aide à Luc Tangorre.

    Mais l'affaire n'en reste pas là. Ces témoignages contradictoires suscitent chez la jeune femme dépressive une véritable crise de conscience. Rencontrant Gisèle Tichané dans la rue, elle lui dit qu'elle «s'est fait avoir», qu'on a exercé des pressions sur elle. Il faut qu'elle « trouve la vérité », dit-elle. Elle se sent maintenant doublement coupable, vis-à-vis d'elle-même, mais aussi de son ami Luc.

    Interrogeant ce dernier, le juge évoque les témoignages de Gabrielle. Le premier, où elle affirme qu'elle lui a téléphoné le lundi 23 mai à 20 h 30, le second, dans lequel elle avoue avoir totalement imaginé cet appel pour lui venir en aide. Il demande à l'inculpé ce qu'il en pense.

    — Ça, c'est son problème, répond Tangorre. Ça m'étonnerait... Ce n'est pas possible. Si tel était le cas, elle aurait fait la plus grande connerie de sa vie...

    L'a-t-elle faite ? Très vite, Gabrielle se ressaisira, demandera à être entendue de nouveau. En vain. Elle expliquera au procès que tout s'est embrouillé dans sa tête, mais qu'elle n'est pas revenue sur sa déclaration. A force d'y réfléchir, elle a retrouvé la mémoire: c'est bien le lundi 23 mai qu'elle a téléphoné à Luc parce qu'il est impossible que ce soit à un autre moment. Elle aurait pu l'appeler le dimanche 22, mais Luc n'était pas chez lui. A 20 h 30, il se trouvait encore à Vinon avec les invités du baptême. Elle n'a pas pu, non plus, l'appeler le mardi 24, car il n'était plus à Marseille. Or, c'est bien à Luc qu'elle a parlé et c'est chez ses parents, rue Sainte-Cécile, qu'elle a téléphoné. Il faut donc que ce soit le lundi 23. Elle ajoutera devant les jurés quelques mots à son témoignage pour dire son inquiétude devant la manière dont la justice est rendue en France. Puis, s'adressant plus particulièrement aux victimes, elle déclarera qu'elle tient pour acquis qu'elles ont été violées, mais que ce n'est pas Luc le coupable. Qu'elle se sent très proche de Luc, mais aussi près d'elles, dans la douleur et l'épreuve que constitue toute cette affaire.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



    Le témoignage que va apporter Vittorio Dell'Andrea n'est guère différent des précédents: le 23 mai, il a vu la voiture verte en stationnement rue Sainte-Cécile, une première fois à 18 heures et une seconde fois à 21 heures.

    M. Dell'Andrea, quarante-cinq ans, est le locataire de Joseph Tangorre. Il habite, au rez-de-chaussée, un studio mitoyen de l'appartement du propriétaire, au n° 89. Il connaît M. Tangorre, bien sûr, mais il ne le fréquente pas. «Chacun chez soi», dit-il. C'est un brave homme, tout le monde le connaît dans le quartier. Il a été sergent-chef à la Légion étrangère pendant dix-sept ans. Ses supérieurs lui reconnaissent de grandes qualités. Marié, il a divorcé il y a cinq ans, mais il a gardé de bonnes relations avec son épouse qui le considère comme un bon père et qui, pour sa part, n'a rien à lui reprocher sur son comportement.

    Bon père, il en apporte la preuve lorsque son fils, Luciano, qui vient d'avoir treize ans et va en classe au lycée Stéphane-Mallarmé, lui rend visite. Ils aiment la mer tous les deux. Chaque fois qu'ils le peuvent, ils prennent le bateau du Frioul et passent la journée dans l'île.

Le Vieux-Port, Marseille    C'est ce qu'ils ont fait le lundi de Pentecôte. Ils ont pique-niqué sur les rochers, nagé, bronzé — un peu trop même, car le soir, en rentrant, ils ressentent les brûlures d'un bon coup de soleil. Sur le Vieux-Port, ils avalent un casse-croûte dans un fast-food, puis ils prennent le métro pour revenir rue Sainte-Cécile.

    Déjà le matin, vers 9 heures, en quittant son domicile, Vittorio Dell'Andrea a remarqué la 4 L verte de Joseph Tangorre garée de l'autre côté de la rue. A son retour, vers 18 heures, la voiture est encore là.

    — Nous avons mangé un sandwich, puis mon fils a joué un moment avec mon ordinateur — il adore ça — et nous sommes repartis. Il était aux environs de 19 heures. Avec le métro il faut à peu près une demi-heure pour rejoindre la cité du parc de la Rose où Luciano habite avec sa mère.

    Vittorio a discuté un moment avec son ex-épouse, «une demi-heure à trois quarts d'heure», puis il est rentré chez lui. Il était à peu près 20 h 30. La journée avait été fatigante et Vittorio n'a pas traîné. A 21 heures, il a sorti sa poubelle avec l'intention de se coucher aussitôt après.

    — La rue était éclairée, les lampadaires allumés. A peine avais-je ouvert la porte que j'ai vu un homme penché sur la voiture de M. Tangorre stationnée toujours au même endroit. Il se trouvait du côté du chauffeur, à gauche du véhicule. Il essayait d'ouvrir la portière. L'individu m'a regardé, j'ai vu son visage, il était très brun. J'ai remarqué aussi qu'il portait un pantalon blanc. Sur l'instant, je n'ai rien dit, je suis allé déposer ma poubelle à une vingtaine de mètres de là, puis je suis revenu. J'avais l'intention, en rentrant chez moi, d'appeler la police, mais l'homme avait disparu. Comme je l'ai dit, j'étais fatigué. Je n'ai pas regardé la télévision et je me suis couché aussitôt. Il devait être aux alentours de 21 h 30.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier

Vittorio Dell'Andrea: détails de cette affaire dans l'affaire



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