Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

copyrightfrance




Les prélèvements et les indices matériels

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

Billet de cent Francs    Les médecins précisent que Marilyn «est vierge et n'a jamais eu de rapport». Ils constatent sur l'une et l'autre des victimes la présence d'un « enduit graisseux, de l'huile semble-t-il», que l'agresseur aurait utilisé pour violer ses victimes. Les médecins concluent: pour Jessica, l'interrogatoire et l'examen clinique sont évocateurs d'un viol, alors que pour Marilyn, d'après les dires de la patiente et l'examen clinique, on peut penser qu'il y a eu un rapport rectal de force. Des prélèvements sont envoyés au laboratoire. Les deux plaignantes s'en vont accompagnées par les gendarmes. Elles laissent leurs sous-vêtements que le Dr Neveu déclare avoir placés aussitôt dans des sacs en plastique comme pièces à conviction. Encore traumatisées, Jessica et Marilyn oublient le billet de cent francs que l'agresseur leur a donné pour qu'elles puissent prendre un taxi afin de regagner Nîmes. On ne le retrouvera pas. Deux jours plus tard, les résultats des analyses reviennent du laboratoire. Ils sont pour le moins surprenants. Pour Marilyn, l'examen n'a pas révélé la présence de spermatozoïdes, sauf sur le frottis anal où les anatomistes ont repéré « de très rares petits corpuscules sans flagelles pouvant correspondre à des têtes de spermatozoïdes fortement altérés ». Mêmes résultats pour Jessica : les deux frottis révèlent la présence de quelques spermatozoïdes en assez faible proportion et également fortement altérés.

    Voilà qui pourra servir de point de départ à une discussion magistrale entre doctes spécialistes.

    Que veulent dire ces conclusions? Elles confirment les rapports sexuels, puisqu'on découvre des spermatozoïdes dans les frottis; en revanche, l'état dans lequel on les retrouve — «altérés et sans flagelles» — semble montrer que les rapports pourraient s'être produits bien avant — vraisemblablement plusieurs heures — le moment indiqué par les jeunes filles.

    La durée de vie des spermatozoïdes est au minimum le seize à vingt-quatre heures et peut se prolonger jusqu'à quatre jours. Le fait qu'ils aient été retrouvés sur les lamelles peu nombreux et dispersés, altérés et sans flagelles, semble montrer qu'ils étaient en fin de vie. Or, les viols se situaient, d'après les victimes, entre le crépuscule et la nuit, soit autour de 21 heures, six heures environ avant que les prélèvements ne soient effectués à l'hôpital Caremeau.

    Certains spécialistes consultés allégueront que les spermatozoïdes ont pu être altérés et perdre leurs flagelles à la suite de maladresses en cours de manipulation. Pour d'autres, au contraire, même si l'on accepte cette version très improbable, elle n'explique pas la dispersion et la rareté des spermatozoïdes six heures seulement après les rapports sexuels. Certains avancent aussi l'hypothèse que l'huile d'automobile dont l'agresseur a enduit ses victimes et lui-même au moment des viols a provoqué les altérations constatées et réduit la durée de vie des spermatozoïdes.

    Le Pr Doutremepuich, de la faculté de Bordeaux, dans la conclusion des diverses analyses dont il a été chargé, écarte formellement cette hypothèse : «La durée de vie des spermatozoïdes ne peut en aucune façon être diminuée par la présence des lipides décelés dans les frottis, dit-il. L'huile de moteur n'était pas pour eux un milieu particulièrement défavorable.»

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



Analyses génétiques

ADN    En France, le présumé coupable Luc Tangorre a entendu parler de cette affaire résolue grâce aux travaux d'Alec Jeffreys. Il exige donc un test génétique de comparaison entre son A.D.N. et les prélèvements de sperme recueillis après le viol des deux Américaines. Le juge d'instruction donne aussitôt son accord. Il compte sur cette analyse pour faire définitivement la lumière. Les avocats de l'inculpé espèrent aussi: la comparaison génétique représente leur dernière chance de prouver l’innocence de leur client. Celui-ci prétend en effet maintenant qu'il est victime de sa notoriété. Un homme, le véritable violeur, s'est fait passer pour lui. Toutefois, au moment de donner son sang, Tangorre tergiverse. A-t-il peur du verdict d'une analyse qu'on dit sûre à plus de 99 % ? Mais, sous la pression de ses défenseurs, il finit par accepter cette prise de sang qu'il a lui-même demandée.

    Malheureusement, les généticiens constatent très vite que les échantillons de sperme retrouvés sur les deux Américaines ont été prélevés et conservés dans des conditions qui ne permettent pas l'extraction de l'A.D.N. et donc une éventuelle comparaison. L'interne qui a pratiqué les prélèvements ne s'est en effet préoccupé que de mettre en évidence la présence de spermatozoïdes sans se soucier de leur conservation. Les généticiens doivent renoncer.

Patrick Pesnot - Les Détectives de l'Impossible



    A ce moment-là de l'enquête, on espère encore que l'expertise génétique, demandée par Me Vidal-Naquet dès l'arrestation de Tangorre et ordonnée par le juge, permettra de savoir au moins si l'inculpé est vraiment l'agresseur.

    Un incident retarde cette analyse dont les conclusions ne sont déposées que le 15 décembre, soit un mois et demi plus tard. Le juge Lernould voulant faire procéder à des prélèvements sanguins et salivaires sur Tangorre, sans que l'expertise effectuée sur les victimes ait été notifiée par avance à la défense, l'inculpé se refuse à tout prélèvement lorsque, dans la matinée du 10 novembre, l'infirmière de la maison d'arrêt l'appelle à l'infirmerie.

    Ces prélèvements seront effectués plus tard et confiés au Pr Doutremepuich. Malheureusement, le procédé utilisé pour les prélèvements effectués sur les victimes rend impossible l'analyse de l'A.D.N. Une analyse comparative devient de ce fait impossible.

    Que s'est-il passé à l'hôpital Caremeau de Nîmes? Le Dr Sylvie Neveu, entendue par le juge le 7 novembre, rappelle qu'elle a examiné les deux Américaines entre 1 heure et 2 heures du matin en compagnie du Dr Karina Grar. Le résultat de l'examen a été consigné sur un certificat médical aux fins de l'enquête. Le Dr Neveu explique qu'avec sa consoeur elle a effectué des prélèvements qui ont été mis immédiatement sur des plaquettes et transmis au laboratoire.

    Quant à la disparition des sous-vêtements des victimes, le Dr Neveu ne peut qu'avancer une hypothèse: ces sous-vêtements qui étaient souillés d'huile brunâtre ont été placés dans des sacs en plastique à l'intention des enquêteurs. Ils ont malencontreusement disparu avant qu'on ait pu les leur remettre, jetés sans doute par mégarde par un membre du personnel.

    Les gendarmes avaient-ils quitté l'hôpital? Certainement pas. Alors, pourquoi ne leur a-t-on pas remis sur-le-champ les pièces à conviction qui auraient probablement permis l'analyse comparative que demandait l'inculpé, les prélèvements n'ayant pas encore été fixés ni colorés en laboratoire?

    Tangorre proteste. Cette navrante succession d'erreurs le met dans l'impossibilité, estime-t-il, d'apporter la seule preuve flagrante de son innocence — la recherche de l'A.D.N. et la comparaison entre les prélèvements effectués sur les victimes et ceux auquels l'inculpé s'est finalement prêté. Il pense que tout n'a pas été fait alors qu'il a demandé, dès son arrestation, qu'on établisse le code génétique du prélèvement effectué sur les victimes et de le comparer avec un prélèvement réalisé sur lui.

    — Vous avez refusé ces examens, reproche-t-il au juge.

    En réalité, il était déjà trop tard. La destruction des preuves remontait au cours de la nuit qui avait suivi les faits. A partir de là, comme le fait remarquer le magistrat instructeur, il n'était plus possible de savoir scientifiquement si le sperme prélevé sur les victimes était celui de Tangorre.

    Et on ne le saura jamais...

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



Analyses de cheveux et de lipides

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

    La fouille de la voiture à Marseille s'étant révélée négative, les enquêteurs ne peuvent procéder à aucune comparaison. Le juge, estimant que cette fouille a été opérée trop succinctement, ordonne alors une nouvelle fouille plus approfondie du véhicule.

Cheveu grossi 500 fois au microscope électronique    Le Pr Doutremepuich, de la faculté de Bordeaux, reçoit différentes missions d'expertises, et notamment l'examen des vêtements saisis chez l'inculpé et la recherche de taches suspectes : sang, sperme et lipides. Le Centre d'application et de recherches en microscopie électronique, plus connu sous ses initiales C.A.R.M.E., est chargé de rechercher et de mettre en évidence toute correspondance qui pourrait exister entre les échantillons de comparaison des cheveux qui lui seront soumis. Reste à trouver des cheveux dans la voiture.

    Les experts viennent à Nîmes et, sous la direction des gendarmes, fouillent une nouvelle fois la 4 L verte. Luc Tangorre et son défenseur, Me Vidal-Naquet, assistent à la perquisition. La première n'a pas dû être faite avec beaucoup d'attention car on retrouve d'abord sous le siège un flacon de vernis à ongles, puis des poils et des cheveux un peu partout sur la banquette arrière et sur le tapis au fond du coffre, cinq sacs en plastique portant la marque Cigale, un crayon dans le vide-poche. On prélève de l'huile sur la banquette arrière côté coffre ainsi que sur le tapis du sol, on découpe même un morceau de skaï du siège du passager qui présente une trace suspecte. Ces prélèvements sont placés sous scellés ; les cheveux et les poils sont confiés pour partie au Pr Doutremepuich et pour l'autre à M. Loïc Le Ribault, président-directeur général du C.A.R.M.E.

    Le professeur devra donner un avis motivé sur les cinq prélèvements effectués le soir même des faits par les gynécologues de Nîmes. Il recherchera ensuite et analysera toute trace suspecte sur les vêtements de Luc Tangorre. Un mois plus tard, l'expert confirme, pour ce qui concerne les frottis effectués sur les victimes, ce que l'on sait déjà : ces frottis ne sont pas utilisables. Ils ont été fixés à l'aide d'un mélange égal d'éther et d'alcool, puis colorés selon la méthode de Harris Shorr, ce qui rend le groupage de sperme impossible.

    L'analyse faite ensuite selon la méthode de Jeffrey interdit également l'identification du code génétique de l'agresseur et toute comparaison avec celui de l'inculpé. Le Pr Doutremepuich, chargé de préciser la durée de vie des spermatozoïdes, la situe dans une fourchette allant pour le minimum de seize à vingt-quatre heures et, pour le maximum, de quarante-huit heures à quatre jours. Enfin, pour les lipides, il confirme qu'il s'agit de corps gras d'origine minérale, comme de l'huile de moteur, et non d'huile végétale comme celle que l'on consomme pour la cuisine, mais il n'a pas effectué de comparaison entre l'huile analysée et celle que contenaient les bidons de la voiture — on ne le lui a pas demandé.

    Il ne s'agit pas ici de parler de résultats concrets, absolus, mais simplement de « degré de confiance ». Une prudence de langage rendue nécessaire par une longue suite d'erreurs. Le 11 février 1989, le juge Lernould, notifiant à l'inculpé le rapport de l'expert du C.A.R.M.E., pense néanmoins faire marquer un point important à l'accusation en lisant les conclusions de l'expertise : « Sur l'ensemble des cheveux et poils prélevés sur la 4 L, le cheveu scellé 68/1 est attribué à Jessica avec un degré de confiance de quatre-vingt-deux pour cent, et celui scellé 70/3, également à Jessica, avec un degré de confiance de soixante-quatorze pour cent. »

    Sur le moment, frappé par les pourcentages annoncés qui semblent l'accabler, Luc Tangorre bondit:

    - Vous n'avez rien trouvé de mieux que de mettre ces cheveux dans ma voiture ?

    En vérité, ces analyses n'ont pas une grande signification scientifique; elles serviront pourtant à laisser imaginer que l'analyste attribue ces cheveux à l'une des victimes alors qu'il dit tout simplement, et sans le prouver formellement, que sur cent personnes accusées par l'examen comparatif des cheveux, dix-huit seraient innocentes pour le premier scellé, vingt-six pour le second.

    D'autre part, si le juge d'instruction croit à l'intérêt de ces analyses, pourquoi, ainsi que le demandent les défenseurs de Tangorre, s'est-il refusé à faire procéder à des comparaisons de cheveux appartenant à des jeunes femmes blondes dont l'inculpé a donné les noms ? Il aurait pu ainsi vérifier si la comparaison des cheveux de ces jeunes femmes atteignait un degré de confiance supérieur à ceux de Jessica. Tout cela se termine sur un fiasco. Ces analyses ne seront pas évoquées au procès. Le C.A.R.M.E. aura disparu entre-temps et personne ne viendra les défendre devant la cour.

    Le rapport restera dans le dossier sans commentaires ! Les magistrats et les jurés auront tout loisir de prendre connaissance de ce document qui laisse entendre que Jessica a pu se trouver dans la 4 L verte de Tangorre, même s'il n'en apporte pas la preuve.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



    Au sujet de ces analyses la défense de Luc Tangorre fera remarquer:

    Ces chiffres découlent au demeurant d'une sélection portant sur plusieurs dizaines de poils ou cheveux. Les uns, aspirés dans la 4L le jour de l'arrestation ne donnent aucun résultat; les autres, aspirés en différé correspondent à ceux qu'on sélectionnera in extremis, après un séjour de deux mois de la 4L dans les locaux de la gendarmerie...

    Inutile d'engager un procès d'intention puisque le rapport, de toute façon, est loin d'exclure l'hypothèse où aucun des cheveux n'appartiendrait aux plaignantes. La logique voulait néanmoins qu'on vérifiât avec quel «degré de confiance» on pouvait les attribuer à la fiancée de Tangorre ou l'une de ses deux meilleures amies, toutes trois blondes et du même âge, ou encore à d'autres jeunes femmes que Tangorre a pu transporter dans son véhicule. Il serait facile de le déterminer, à condition de le vérifier, ce qui ne sera jamais entrepris malgré les sollicitations multiples de la Défense. Quand la solution d'un problème se disperse dans plusieurs directions, la meilleure façon d'empêcher toute discussion est d'en choisir une et d'ignorer les autres. Et même si diverses résolutions sont envisageables, celle qui vous sera exposée imprégnera plus fortement les esprits (le Jury). Cette technique semble bien avoir été employée tout au long de l'affaire Tangorre. Quoi qu'il en soit Monsieur Lernould, c'est bien là l'essentiel de sa commission rogatoire, pose une question fort simple à l'expert: «Y a-t-il une identité formelle avec les cheveux de comparaison?». La réponse est claire : il n'existe aucune correspondance formelle, loin de là.

    Les analyses de corps gras ne prouvent rien non plus. Le plancher de la 4L est taché abondamment par des bidons qui ont fui et que Tangorre manipule souvent. Corvée salissante à laquelle aucun chauffeur de véhicule vétuste n'échappe. Quoi d'étonnant, dans ces conditions, d'avoir trouvé des traces de corps gras uniquement sur la manche droite d'un polo, sur la poche gauche d'un pantalon et sur une paire de chaussures? Non seulement Tangorre n'a jamais cherché à dissimuler ces effets mais c'est lui qui déclare au Juge que des photos et films ont été faits par sa famille durant ces deux jours de fête. Etant donné la description des actes faite par les plaignantes, on aurait trouvé des taches d'huile à d'autres endroits, notamment autour de la braguette et des hanches, à moins d'enfiler un pantalon du seul bras droit en l'agripant par l'unique poche gauche! Si l'on considère les multiples lavages qu'ont subi ce pantalon et ce polo de mai à octobre (ils seront trouvés au domicile de Tangorre, rangés sur des étagères, lavés et repassés au carré), l'argument perd encore de ses faibles forces. Il devient caduc lorsqu'on s'aperçoit que les chaussures portées par Tangorre le 23 mai, celles-là mêmes formellement reconnues par les américaines qui apparaissent sur les photos, sont exemptes de toutes substance graisseuse, contrairement à l'autre paire de chaussures tachées d'huile... achetées après la date du viol supposé... Non décidément non, aucun élément matériel sérieux ne vient corroborer l'Accusation.



Expertise graphologique

    En examinant l'agenda, le juge et les gendarmes remarquent que l'inscription «Soirée chez papa et maman» semble avoir été écrite de la même main que les pages suivantes jusqu'au 30 mai.

    Et si Tangorre l'avait ajoutée par la suite pour conforter son alibi?

    Le 2 décembre, le juge Lernould désigne un expert, Mme Claire Arminjon, qui habite Grenoble, lui confiant la mission de procéder à l'étude de la mention « portée in fine » de la page du lundi 23 mai, et d'établir des comparaisons avec les mentions portées par l'inculpé sur les pages allant du 21 au 30 mai ainsi qu'avec toutes les autres mentions écrites de la main de Tangorre dans le même agenda.

    Interrogé à ce sujet, Tangorre répond que l'agenda est destiné à rendre compte de son emploi du temps. Il le tient un peu à la manière d'un journal intime, mentionnant les événements de sa vie au jour le jour. Néanmoins, il prend du retard, il lui arrive de noter une semaine en une seule fois. C'est ce qui semble s'être produit dans la semaine du 21 au 30 mai.

Mention dans l'agenda    Le juge ne paraissant pas douter que la mention incriminée ait été écrite par Tangorre, il reste à définir à quel moment. Il n'est pas possible qu'il ait pu le faire depuis son arrestation. Il a été placé aussitôt en garde à vue et les gendarmes, dès lors, ne l'ont pas quitté. Il faut donc envisager qu'il l'ait écrite plus tôt, mais pour retenir l'hypothèse de la recherche d'un alibi, il faut aussi supposer qu'il savait qu'il allait être arrêté ou bien qu'immédiatement après les viols, s'il en est l'auteur, il a assuré ses arrières, ce qui ne cadre pas avec le caractère « pulsionnel » des faits tels qu'ils apparaissent dans les déclarations des victimes.

    Deux mois plus tard, le 25 janvier, Mme Arminjon rend un rapport de sept pages.

    L'expert confirme que la phrase «Soirée chez papa et maman» est écrite de la même main que les pages suivantes. Toutefois, elle poursuit :

    «Il semble que la mention n'ait pas été écrite au même moment que l'écriture figurant sur les pages des 23 et 24 mai, ainsi qu'en témoignent les différences de rythme et d'inclinaison de l'écriture.»

    Prudente, elle ajoute:

    «En supposant que la mention ait été écrite en même temps que les autres écrits, pourquoi y a-t-il des signes d'hésitations, de doutes, alors que le scripteur ne cherche pas à dissimuler son écriture?»

    Et elle nous explique pourquoi:

    «En tenant compte du caractère du scripteur et des signes relevés sur la mention manuscrite du 23 mai, on est en droit de douter de l'authenticité du scripteur. La soirée chez papa et maman a-t-elle vraiment eu lieu?»

    Les approximations de l'expert rappellent à Me Vidal-Naquet une citation d'Alfred Jarry : « Tout est dans tout et réciproquement. » Il demande sur-le-champ une contre-expertise.

    Mme Arminjon, dans son argumentation, n'a, en effet, pas hésité à se muer en psychologue. Ce qu'elle écrit est beau comme un roman :

    «Le scripteur est hésitant, il doute. Le caractère est fuyant, voire dissimulateur. Il n'y a pas de rigueur, la conscience de soi est inégale et le scripteur ressent un sentiment d'insécurité et d'incertitude. Cette mention a été écrite par un Tangorre poussé par la nécessité.»

    Elle ajoute :

    «La personnalité est capable de s'adapter à ce qui se présente et d'improviser grâce à un esprit vif et subtil pouvant pallier par ses capacités de compréhension et de renouvellement.»

    Pallier quoi? L'expert ne nous le dit pas, mais on voit très bien Tangorre improviser cette inscription pour renforcer l'alibi que lui fournissent sa tante, Claire-Lise Foiret, la mère, la fille de Claire-Lise et les parents Tangorre. Le juge rejettera la demande de contre-expertiste de Me Vidal-Naquet.

    Considère-t-il que l'épisode de l'agenda a atteint son but en retournant contre Tangorre un élément qui lui était au départ favorable ? Peu importe que les moyens employés reposent sur une expertise discutable.

    Cette expertise donnera lieu d'ailleurs à un incident violent le jour où le magistrat notifiera les conclusions du rapport à Luc Tangorre.

    Dans une crise de rage, l'inculpé se lève, insulte le juge, l'accuse de suspicion «illégitime». M. Lernould le fait expulser le temps pour Me Vidal-Naquet, que ce bras de fer permanent met dans une situation difficile, d'aller le raisonner dans le couloir. Tangorre revient. Sans un mot, il signe le procès-verbal et retourne en prison. Le juge n'a pas dit ce jour-là à l'inculpé que l'expert avait accompagné son rapport d'une lettre, personnelle il est vrai, dans laquelle elle reconnaissait : «Ma conclusion n'est finalement qu'une interrogation. Il m'est difficile de conclure autrement.»

    Le juge versera cette lettre au dossier. Quelques années plus tard, après le procès d'Omar Raddad avant les assises des Alpes-Maritimes et la prestation spectaculaire que les graphologues feront à cette occasion, un grand médecin légiste portera sur leur pratique ce jugement sévère:

    — Il ne faut jamais se fier à leur avis. Ils arguent d'une science alors qu'ils sont à peu près aussi sûrs que des astrologues. Tout le monde connaît leurs erreurs catastrophiques.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



Expertises psychologiques et psychiatriques

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

    Pour faire pièce aux doutes émis par l'inculpé sur la réalité des viols, le juge réplique en communiquant à Luc Tangorre les conclusions des expertises psychiatriques auxquelles ont procédé les D' Chabrand et Agussol, de Nîmes, auprès des victimes. Ils n'ont constaté chez l'une et chez l'autre aucune anomalie mentale ou psychique. Elles ne sont ni suggestibles, ni fabulatrices, ni mythomanes. Jessica n'est pas particulièrement impressionnable alors que Marilyn peut être impressionnée par la police. Du point de vue médical, les experts considèrent que les déclarations des deux victimes sont dignes de foi et que leurs dires sont crédibles.

    Ces documents sont importants parce qu'ils apportent la preuve « médicale », fournie par les deux psychiatres, de la sincérité des victimes tout en notant que l'une, Marilyn, « est manifestement désireuse de ne pas fournir de détails "objectifs" mais qu'elle accepte d'évoquer de façon allusive une situation effrayante », et que l'autre, Jessica, « redoute d'avoir à revenir sur le récit des faits ».

    Ce qui est encore plus étonnant, c'est qu'aucun des deux rapports d'expertise n'aborde la question de la fugue qui a conduit les deux jeunes filles à Nîmes. Au cours de l'examen, les victimes évoquent leurs familles, leurs études, mais ne sont à aucun moment invitées à raconter pourquoi, alors qu'elles avaient des examens probatoires le mardi, elles ont tout à coup décidé de partir pour la Côte d'Azur. Parce qu'elles avaient envie de voir la mer, disent-elles seulement. Est-ce une motivation suffisante pour expliquer un acte en rupture totale avec leur mode de vie habituel ? Ce brusque « coup de folie » est-il à ce point dénué de signification psychologique pour qu'on puisse, sans tenter de l'expliquer, partager les conclusions des psychiatres ?

    Ces rapports seront versés au dossier sans qu'on cherche à en savoir plus.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



    Dans le but de cerner le profil psychologique et psychiatrique de Tangorre, sont restituées ci-dessous, chronologiquement, les conclusions de chaque expertise, ainsi que la fréquence des entretiens et le temps consacré par chaque expert. Les expertises de la première affaire furent inclues dans la seconde.

    Première expertise psychologique : rapport du 13 mai 1981.

    Expert: Mademoiselle Plomion (deux visites d'environ une demi-heure chacune réalisées les 4 et 9 mai 1981, dans la foulée de la première arrestation, à trois semaines de l'incarcération, 1 heure d'entretien).

    «Tangorre présente une intelligence normale supérieure ; les résultats des examens sont en total désaccord avec son apparence équilibrée et sociable ; il souffre d'une infirmité relationnelle tout en donnant l'illusion d'une véritable communication avec autrui ; il est en proie à un complexe de fantasmes le déséquilibrant ; cependant l'examen psychologique ne peut pas décider de passages à l'acte anti-sociaux ni déterminer si l'inculpé est conscient ou non de ce déséquilibre. Le pronostic, au niveau psychopathologique, reste subordonné à la véracité ou à la fausseté des faits reprochés et ne peut être, en l'état, avancé.»



    Première expertise psychiatrique : rapport du 25 juillet 1981

    Experts : Messieurs Zwingelstein et Sasportès (six visites, réparties sur trois mois, d'environ une heure chacune, 6 heures d'entretien).

    «Nous avons procédé à l'examen psychiatrique de Monsieur Tangorre Luc ; nous ne trouvons pas d'anomalie mentale ou psychique. La personnalité apparait tranchée avec besoin de valorisation, avec de bonnes capacités intellectuelles et un certain sentiment de suffisance ; mais ces traits ne sont pas de nature pathologique. L'infraction est niée en bloc. Notre examen ne permet pas de la relier à une affection mentale évolutive. Il n'existe pas de signe de dangerosité. Il est accessible à une sanction pénale. La réadaptation est possible chez ce sujet intelligent, dynamique, qui a de plus conservé le soutien de sa famille. A la période couvrant les faits, il n'y a aucun élément permettant d'évoquer un état de démence au sens de l'article 64 du code pénal.»



    Deuxième expertise psychologique : rapport du mois d'août 1981.

    Expert : Monsieur Djian (deux visites, réparties sur le seul mois de juillet 1981, d'environ 3/4 d'heure chacune, 1 heure trente d'entretien).

    «Tangorre Luc est intelligent, volontaire et apparemment équilibré. Voulant sortir de lui-même, il a réussi à créer un personnage social mais risque d'être double. Sa sexualité n'a rien de pathologique mais peut faire problème en raison d'un contrôle peut-être trop sévère. les conclusions du précédent rapport peuvent être reprises dans l'ensemble.»



    Deuxième expertise psychiatrique : rapport du 24 juin 1982

    Experts : Messieurs Jarret et Bouckson (dix visites, réparties sur un an, d'environ une heure chacune, 10 heures d'entretien).

    «Monsieur Tangorre ne présente aucune anomalie mentale. L'infraction reprochée n'est pas en relation avec de telles anomalies. Monsieur Tangorre ne présenterait un état dangereux que dans la mesure où sa culpabilité certaine pourrait être retenue. Innocent, sa dangerosité est nulle. Monsieur Tangorre est accessible à une sanction pénale. Monsieur Tangorre était adapté avant les faits. Monsieur Tangorre n'était pas en état de démence au sens de l'Art. 64 du code pénal au moment des faits.»

    Le point de vue des psychologues s'oppose à celui des psychiatres. Au point d'inciter les seconds à critiquer les conclusions des premiers auxquelles, de toute évidence, ils n'adhèrent pas:

    «Il est certain que de telles conclusions prises à la lettre perdent tout sens. Nous insistons sur les dangers qui peuvent découler d'une interprétation ex-abrupto de phrases prises dans un protocole psychométrique. La lecture que nous avons faite de ces protocoles est certes intéressante, malheureusement rien dans le discours du patient ne nous permet de relier les résultats (sérieux et corrects en "valeur absolue") avec ce que l'examen clinique nous apporte. En pratique courante, une étude systématique d'adolescents ou jeunes adultes montrerait très souvent une telle discordance, ce qui n'enlèverait rien ni à la qualité d'un entretien clinique, ni à la valeur des tests. Il n'en reste pas moins que la concordance entre les deux examens doit être retenue pour une argumentation valable dans l'étude d'une personnalité. Ce n'est pas le cas ici.»

    Cette position singulière du collège de psychiatres fera bondir Me Paul Lombard sur les bancs de la Défense : «Jamais, dans toute ma carrière, je n'ai vu des psychiatres se mouiller autant!».

    Gisèle Tichané et d'autres signaleront pour leur part qu'au risque de paraître partiaux, les quatre psychiatres (les docteurs Swingelstein, Saportès, Jarret et Bouckson) ayant rencontré seize heures Tangorre en l'espace de quatorze mois, leur laisseront, lorsqu'ils déposèrent devant la Cour d'Assises, une impression de plus grande crédibilité que les deux psychologues (docteurs Plomion et Djian) ayant rencontré Tangorre seulement deux heures trente en l'espace de trois mois. Tangorre, quant à lui, se battra bec et ongles pour obtenir une nouvelle expertise psychologique susceptible d'arbitrer sérieusement le litige. Il écrit au Juge : "Je sollicite le droit d'être examiné à mes frais par un éminent psychologue de renommée internationale, qui ignorerait le dossier et rédigerait de ce fait un rapport psychologique avec compétence. Le Juge, on se demande bien pourquoi, refusera catégoriquement d'accéder à ses doléances.

    «Alors, qui des psychologues et des psychiatres a raison?» s'indignait Gisèle Tichané: «Si ce sont les deux psychologues, poursuivait-elle, ils sont bien les seuls face aux quatre psychiatres, aux centaines de personnes qui ont approché Tangorre et aux dizaines d'intimes qui le côtoient depuis sa naissance».



    Troisième expertise psychiatrique : rapport du 15 mars 1989.

    Experts : Docteurs Chabrand et Agussol (six visites, réparties sur cinq mois, d'environ 40 minutes chacune, 4 heures d'entretien).

    «Luc Tangorre n'est atteint d'aucune anomalie psychique ou physique qui soit de nature à influer sur sa responsabilité. La question de savoir si ces anomalies sont de nature à faire considérer le susnommé comme étant en état de démence lors des faits est donc sans objet ; également sans objet la question de savoir si l'éventuel aliéné doit être considéré comme dangereux pour la sécurité publique ou s'il peut être efficacement soigné dans sa famille. L'aliénation mentale n'a été simulée d'aucune façon. Tangorre a toujours clamé son innocence mais n'a jamais douté de sa responsabilité. Les faits qui lui sont reprochés ne représentent pas les symptômes d'une pathologie repérable mais d'autre part l'exploration psychologique de l'inculpé présente des limites assez étroites du fait de sa position très défensive. Il n'a pas été possible de déterminer si celle-ci est simplement liée à un mode permanent de fonctionnement du sujet ou à une attitude de réticence délibérée. Autrement dit ce constat est sans valeur quant à la détermination d'une éventuelle culpabilité.»

    Si les deux nouveaux psychiatres qui interrogent Tangorre (quatre heures) semblent en retrait de leurs quatre confrères qui l'ont précédemment examiné (seize heures étalées sur quatorze mois), force est de constater que leurs conclusions n'abondent pas non plus dans le sens de l'Accusation. La «position défensive de Tangorre» peut s'expliquer dès l'instant où ces derniers lui apprendront avoir préalablement expertisé Carole et Jennifer sur ordre du Juge. Décision pour le moins surprenante et inhabituelle qui consiste à désigner, sur des listes agréées auprès des tribunaux, deux experts identiques pour des travaux a priori incompatibles. Notons que les docteurs Chabrand et Agussol préciseront en substance que Tangorre «doit être considéré comme normal», que «sa pensée est bien liée, son discours cohérent», qu' «il n'existe aucun élément dissociatif ou délirant», qu'enfin «ses propos ont un accent de vérité». Ce qui, ajouteront-ils par acquis de conscience professionnelle, «n'implique évidemment pas de notre part une appréciation quelconque quant à son innocence ou sa culpabilité».



    Troisième expertise psychologique : rapport du 10 avril 1989.

    Expert : Madame Rozier (huit visites, réparties sur six mois, d'environ deux heures chacune, 16 heures d'entretien).

    «Monsieur Luc Tangorre ne présente aucun trouble ou déficience physique ou psychique susceptible d'influer son comportement. Les divers tests ont été pratiqués en ce sens et ont montré un sujet intelligent, dynamique, entrant facilement en contact avec les autres. Au vu des examens et des tests réalisés, l'examen psychologique a montré que bien que ne semblant pas présenter une personnalité perverse ce jeune homme se trouve pour la deuxième fois dans une situation à peu près identique qui a été portée devant la Justice. Hanté par le fantôme d'un double dans lequel il ne peut pas se reconnaître il clame son innocence, mettant en cause la réalité même des viols reprochés. Ne présentant aucune modification morphologique pouvant le rendre disgracieux il a eu une vie sexuelle normale pour un jeune homme agréable et ayant un beau discours. Ses aventures ont été soit stables avec une seule jeune femme dont il pensait faire son épouse soit des rencontres passagères sans lendemain.»

    Dans son rapport, Madame Rozier ne semble pas partager, elle non plus, l'avis des premiers psychologues, peut-être parce qu'elle examine Tangorre avec du recul, plus fréquemment, en manifestant une disponibilité de temps proportionnelle à ses responsabilités. Certaines mises au point de Madame Rozier, comparables à celles que formulaient jadis les psychiatres, permettent de mieux répondre aux questions soulevées par Gisèle Tichané. Madame Rozier croit devoir poliment mentionner, à l'intention de ses confrères:

    «Nous ne relevons pas d'indices évocateurs d'une image maternelle particulièrement négative, pouvant pousser le sujet à des comportements agressifs vis à vis des images féminines. Nous avons eu communication des protocoles des épreuves passées lors de ce premier examen psychologique passé en 1981, à la lumière desquels nous pouvons nuancer les protocoles obtenus lors de notre examen... Il affirme avec conviction et persévérance son innocence... Il semble sincère... L'examen psychologique et les entretiens, sur une longue période, n'apportent pas d'éléments significatifs pour étayer la thèse séduisante de personnages décrits dans la littérature par de nombreux auteurs romantiques dont certains présentaient des troubles graves de la personnalité (Maupassant, Poe, Dostoïevski, Musset, etc.....). Aucun indice de pathologie, de décompensation dans le registre de la névrose ou de la psychose, ni, non plus, à l'inverse, d'indice d'une trop grande normalité, dont l'affichage, dans ce contexte, pourrait nous interroger.»



Si vous souhaitez nous apporter votre témoignage sur l'affaire ou nous communiquer en toute confidentialité des informations en votre possession, contactez-nous en cliquant ici