Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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    Qu'auraient pensé l'ensemble des Chroniqueurs marseillais s'ils avaient vu s'écrouler, quelques jours plus tard, le seul argument de poids ? Les viols en effet, loin d'avoir disparu depuis 1975 ou 1981, allaient se poursuivre et même s'intensifier. La seule charge apparemment valable, à défaut de preuve, s'était inversée!

    Il ne faut pas chercher plus loin l'explication d'une mobilisation populaire rarissime, voire unique, dans l'histoire récente de la Justice française. Dans un tel contexte, des comités de soutien ne pouvaient qu'éclore comme des champignons. D'abord sur un plan régional, puis sur un plan national dès lors qu'un chercheur au C.N.R.S, Gisèle Tichané, prit les choses en mains. Rien ne saurait remplacer, pour une bonne maîtrise du premier dossier, le livre qu'elle publia aux éditions de la Découverte en 1984 sous le titre «Coupable à tout prix». Le résumé proposé dans le chapitre précédent, emprunté à l'écrivain-journaliste Jacques Derogy, presque tel quel, ne peut d'évidence se substituer au travail exhaustif d'un livre. L'auteur y dissèque scientifiquement le dossier, d'où l'importance de revenir sur cette démonstration pour n'avoir plus le moindre doute sur l'innocence de Tangorre en 1983.

Jean-Denis Bredin    Cette innocence apparaîtra tout aussi démontrée à l'historien Pierre Vidal-Naquet ainsi qu'à Jean-Denis Bredin, avocat et écrivain. Le premier étudia le dossier d'instruction à fond. Le second analysa tout aussi pointilleusement la procédure. Les quatre approches journalistique, scientifique, historique et juridique convergeaient vers la thèse d'une erreur de Justice.

    L'innocence du condamné apparaissait désormais telle qu'il n'avait jamais cessé de la clamer. Cette évidence n'allait pas sans souligner la responsabilité des Jurés, de quelques victimes (celles dont les reconnaissances outrecuidantes ont fait basculer le plateau de la balance), des services de Police, et surtout des Magistrats. Ces derniers, au lieu d'accepter leur faillibilité, s'arc-boutèrent de plus belle, et refusèrent l'idée même d'avoir pu condamner un innocent à quinze années de réclusion criminelle. L'esprit de corps fonctionna à plein : les protagonistes de cette erreur s'enfermèrent un peu plus dans leurs certitudes, comme pour mieux conjurer une faute lourde de conséquences.

    La passion qui s'empara alors des esprits ne va pas sans rappeler celle qui ébranla le microcosme judiciaire avec l'affaire Pierre Goldman. Chacun se souvient de son épilogue tragique : Condamné à perpétuité pour un braquage sanglant, plusieurs fois meurtrier, Pierre Goldman fut acquitté lors d'un second procès où son avocat, Maître Georges Kiejman, ne ménagea pas ses efforts et réussit à prouver l'innocence du «vrai faux coupable». Cette victoire, éphémère, se solda par l'assassinat du rescapé.

    Pierre Goldman essuya neuf balles de 11.43 tirées dans son dos avec, à la clef, une revendication macabre : «L'honneur de la Police»! Personne ne sut jamais si ce guet-apens fut effectivement tendu par la Police, ou maquillé, à dessein de brouiller les pistes, par quelque proche des victimes ou quidam, toujours persuadé, à tort, de la culpabilité de Goldman.

    Tangorre, lui, n'eut jamais droit à un second procès. Le Pourvoi en Cassation qu'il forma contre l'arrêt de la Cour d'Assises d'Aix fut rejeté en novembre 1983, avec une célérité inhabituelle. Beaucoup pensèrent qu'on s'empressait de tirer un trait définitif sur ce dossier encombrant.... Jacques Maigne de Libération fut le premier à réagir le 7 décembre 1983 dans un article intitulé «Marseille : contre-enquête sur le violeur des quartiers sud». Pierre Vidal-Naquet lui emboîta le pas dans Le Monde du 28 décembre 1983 en publiant un plaidoyer intitulé «Pour Luc Tangorre». Jacques Derogy signa quant à lui une enquête remarquable, dans L'Express du 1 er juin 1984.

    Loin d'être enterrée, la polémique gagna en intensité avec, dans un premier temps, le dépôt de la demande en révision introduite par Jean-Denis Bredin le 3 août 1984 ; puis, dans un second temps, la parution du livre de Gisèle Tichané en novembre 1984. Ces deux documents se recoupent et se complètent pour parfaire une démonstration rigoureuse.

    Le combat allait opposer, plusieurs années, partisans et détracteurs du cas Tangorre. Les belligérants s'affrontèrent avec passion par voie d'articles interposés. Les joutes oratoires se succédèrent, quelquefois organisées sur un plateau de télévision, d'autres fois au gré d'émissions radiophoniques. Lors d'un «Droit de réponse» animé par Michel Polac, on a même vu Bruno Cotte, Directeur des Affaires Criminelles en poste, «monter au créneau» en direct sur T.F.1 : le représentant de la Chancellerie se retrancha derrière la décision des Jurés d'Aix pour expliquer aux Français le caractère sacro-saint de la «chose jugée». Discours surréaliste en l'occurrence, tenu face aux promoteurs de la révision dont Jean-Denis Bredin et Pierre Vidal-Naquet. Il était possible, affirmait le second, de prouver l'innocence du condamné dans ce qu'il baptisa «L'affaire Dreyfus au petit pied».

Pierre Vidal-Naquet    Sous l'égide du même Pierre Vidal-Naquet, un manifeste intitulé «Le viol est un crime, l'erreur judiciaire aussi» parut dans Le Monde du 25 janvier 1985. Une pleine page qui retraçait les grandes lignes du dossier et posait une question de bon sens : «Un dossier accablant pour qui?».

    Une partie de l'intelligentsia parisienne, parmi les consciences les plus éclairées, se rallia à la conclusion du manifeste, certes péremptoire, mais justifiée : «L'INNOCENCE DE LUC TANGORRE NE FAIT PLUS AUCUN DOUTE».
    La liste des premiers signataires, édifiante en nombre comme en qualité, ne manqua pas d'interpeller l'Opinion.

    Faut-il voir dans cette protestation collective l'explication pour laquelle, vint-cinq jours plus tard, le Garde des Sceaux, Robert Badinter, saisissait la Cour de Cassation en introduisant un pourvoi dans l'intérêt de la loi? Toujours est-il que cette démarche, exceptionnelle s'il en est, souligna la prise de conscience de la chancellerie. L'article 620 du code de procédure pénale stipule: «Lorsque, sur l'ordre formel à lui donné par le Ministre de la Justice, le Procureur Général près la Cour de Cassation dénonce à la Chambre Criminelle des actes judiciaires, arrêts ou jugements contraires à la loi, ces actes, arrêts ou jugements peuvent être annulés».

    La décision de la Cour de Cassation, rendue le 9 octobre 1986, montra bien la réticence des Magistrats. Ont-ils interprété ce pourvoi comme une ingérence du Politique dans le Judiciaire ? Une chose semble établie, l'argumentation juridique soutenue par la chancellerie s'avéra à ce point fondée (Luc Tangorre était condamné pour une tentative de viol, imputée le 6 décembre 1980. Or, aucune agression n'était reprochée au condamné à cette date) qu'elle obligea les Magistrats, non pas à réfuter les points de droit invoqués, mais à refuser de les examiner sous prétexte de l'irrecevabilité du pourvoi. Autrement dit, on reprocha ni plus ni moins au Ministre d'avoir outrepassé ses droits en saisissant les instances suprêmes!

    Ce qui équivaut à nier l'existence de l'article 620 du code de procédure pénale et revient à dire : pas question d'organiser un second jugement... Les partisans de la révision dénonceront en vain le camouflet essuyé par le Garde des Sceaux, et reprocheront aux Magistrats de s'être prononcés en filigrane de luttes intestines, politiques, qui n'avaient pas forcément trait au seul droit. Drôle de décision en vérité: au lieu de tenir un rôle d'arbitrage entre les parties, les Magistrats s'arrogèrent le droit de renvoyer dos à dos Ministère Publique et Défense, bien que, fait exceptionnel, le Procureur Général et l'avocat s'activaient, une fois n'est pas coutume, du même côté de la balance.

    Un tel «arbitrage» eut pour effet d'aviver un peu plus les passions : Personne ne comprenait pourquoi la Magistrature semblait obstinément redouter un second procès. Etait-elle donc si peu sûre de son fait ? La cause de Luc Tangorre reçut dès lors des appuis médiatiques, politiques et populaires. Ces «coups de pouce» s'avérèrent suffisamment conséquents pour interpeller le Président de la République.

    Appuis médiatiques puisque beaucoup de journaux choisirent d'ouvrir leurs colonnes pour y développer des thèses favorables au condamné. Pour n'en citer qu'un florilège:

    L'EXPRESS: Luc Tangorre était il le violeur des quartiers sud de Marseille? Les carences, les contradictions, les invraisemblances du dossier permettent d'en douter.

    LIBERATION: Luc Tangorre n'est pas le violeur des quartiers sud de Marseille. Et pour que cette évidence monstrueuse ne se perde pas dans les sables...

    LE FIGARO: On n'a pas pris en compte les alibis, pourtant solides du jeune éducateur : un soir d'agression, il était chez la mère de sa fiancée qui l'a confirmé, une autre fois il était à l'hôpital ou encore sous l'effet d'un traitement médicamenteux ne permettant guère de donner libre cours à d'éventuels débordements sexuels...

    T.F.1 20 HEURES: Aux Assises les Jurés ont condamné selon leurs intimes convictions sur la foi des témoignages des victimes. Mais dans l'enquête les éléments de doute sont trop nombreux pour qu'on ne puisse pas se poser des questions troublantes. (Conclusion de Philippe Madelin lors d'un reportage diffusé aux actualités du 20 heures).

    LA QUINZAINE LITTERAIRE: Le dossier rassemblé contre Luc Tangorre ne tient pas : le violeur de Marseille Court encore. A chacun de vérifier sur pièce et de prendre ses responsabilités.

    LE MATIN: Si j'affirme, et beaucoup d'autres avec moi, qu'il y a eu erreur judiciaire, ce n'est pas seulement parce que, depuis le jour de son arrestation pour crime de ressemblance à un portrait robot, ce jeune homme ne cesse de hurler son innocence, c'est parce que cette innocence ressort de l'analyse du dossier, telle que l'a pratiquée l'historien que je suis et telle que pourrait le faire n'importe quel historien.

    LE MONDE: Contre la logique policière et l'obstination du Juge d'Instruction, contre le verdict des Assises, l'innocence ne peut plus faire aucun doute.

    PROGRES DE LYON: Pour beaucoup, c'est une certitude, Luc est innocent.

NOTA BENE: A partir de 1985, aucun média ne prit le parti de la Magistrature pour défendre l'opportunité du jugement contesté.

    Appuis politiques dans la mesure où les interventions auprès de la chancellerie, à gauche comme à droite, se succédèrent à un rythme soutenu : Michel Pezet, Gaston Deferre, Franck Serusclat, Georgina Dufoix, André Labarrere, Roland Carraz, Gérard Bapt, Jean-Claude Gaudin, Danielle Mitterrand, Lionel Jospin, Michel Noir, Dominique Baudis, Thierry Lajoie, Pierre Brana, Michel Rocard, Charles Hernu, Daniel Levis, Emmanuel Hamel, Pierre Bérégovoy. Même Alain Peyrefitte, ancien Garde des Sceaux R.P.R, père de la loi Sécurité-Liberté, décida de se pencher sur le dossier. L'éminent spécialiste se déclara lui aussi favorable à la révision non sans avoir, bien sûr, minutieusement disséqué le dossier. Aucune voix politique ne s'opposa non plus à ce concert révisionniste unanime.

    Appuis populaires au regard de comités capables de s'élargir jusqu'à gagner plusieurs pays d'Europe dont la Belgique, la Suisse, l'Italie et l'Espagne. Les amis de Tangorre firent preuve d'un dynamisme à toute épreuve : réunions ; concert de musique classique organisé au bénéfice de la cause ; jeûnes collectifs de trois jours mis en oeuvre à Toulouse, Marseille, Lille, Lyon et Saint-Etienne ; diffusion d'un journal de 24 pages, exclusivement consacré à l'affaire et distribué dans les gares ou les aéroports (80000 exemplaires furent ainsi ventilés aux quatre points cardinaux).

    Plusieurs milliers de personnes participèrent, chacune à sa manière, à cet effort d'information. Des ecclésiastiques, tel Monseigneur Decourtray, ou encore la Ligue des Droits de l'Homme, se greffèrent sur cet incroyable élan de solidarité.



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