Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des jeunes filles

    C'est le lundi de Pentecôte, le dernier jour de la feria de Nîmes.

    Depuis le jeudi, trois cent mille personnes sont venues, souvent de loin, assister aux corridas dans les arènes antiques, mais aussi participer dans les rues de la ville à cette fête médiévale, à ce tourbillon de folie, qui mêle les cris, les chants et les musiques des « bandas », emportant tout comme un coup de mistral.

Les ombres d'un dossier    Ce soir, Manu Dibango, le saxophoniste, clôturera la fête en jouant dans les jardins.

    Mais déjà les camions de la voirie commencent à nettoyer les rues jonchées de détritus, tandis que les gendarmes s'apprêtent à passer la nuit sur les routes pour canaliser le flot des automobilistes qui rentrent chez eux.

    Dans les bureaux du peloton du Grand Gallargue, sur l'autoroute de Nîmes à Orange, le gendarme Belin assure la permanence de 20 heures à 6 heures du matin.

    Son travail consiste à recevoir les coups de téléphone ou les appels émanant de bornes de secours de l'autoroute, de les noter sur le carnet de marche du service et d'informer la voiture de surveillance qui patrouille avec trois gendarmes à son bord pour qu'elle intervienne si nécessaire.

    Contrairement aux prévisions, la journée a été calme. Pas un seul appel depuis que le gendarme a pris son service. Les camarades qui l'ont précédé n'ont pas été non plus surchargés de travail : le carnet ne porte que deux mentions : à 10 h 04, un véhicule a pris feu sur le pont du Gardon et, à 14 h 25, la station Shell de Marguerittes a signalé une grivèlerie d'essence : cent cinquante-neuf francs de super. Le pompiste a relevé le numéro d'immatriculation du véhicule qui est originaire des Landes. Depuis, plus rien. Ça n'est pas pour déplaire à Belin. Il a de quoi s'occuper — des documents à dactylographier, d'autres à classer. Le moindre incident déclenche une avalanche de papiers et requiert de longs moments de frappe devant une machine à écrire. Autant d'heures qu'on ne passera pas sur le terrain!

    Le flot des véhicules s'écoule sur l'autoroute. Du bureau de la gendarmerie, le bruit des moteurs ne parvient que lointain, assourdi, un seul et même grondement ininterrompu qu'on finit par ne plus entendre. Mais que la circulation s'arrête un instant, et le silence emplit l'air.

    Plongé dans son travail, Jean-Jacques Belin ne voit pas le temps passer. Il y a plus de trois heures qu'il est là, devant sa machine à écrire, lorsque la sonnerie des bornes d'appel le fait sursauter. Un coup d'oeil à la pendule : elle marque 11 h 15. 11 note l'heure sur le carnet. L'appel est donné de la borne 19, au point kilométrique 49, en direction d'Orange. Belin entend une voix de femme avec un fort accent. Elle paraît en proie à une vive émotion car elle crie et pleure en même temps. Cette femme n'est pas seule. Le gendarme perçoit près d'elle une autre voix, également féminine, d'autres pleurs, d'autres cris. Il tente de calmer son interlocutrice:

    - Parlez doucement, lui dit-il, je ne vous comprends pas.

    La voix reprend, hachée par l'affolement. Cette fois, néanmoins, il saisit quelques mots : « ... perdue... viol... », puis de nouveaux pleurs, la voix s'interrompt. Belin a beau appeler, l'interlocutrice ne répond plus. « Il faut faire vite », pense-t-il. Il a le sentiment que le viol est en train de se commettre. La voiture de surveillance est en patrouille. Il alerte ses collègues qui, aussitôt, se dirigent vers le lieu de l'appel. Le gendarme essaie de rétablir le dialogue avec la borne 19. Personne ne lui répond. Que s'est-il passé ? Les victimes ont-elles été enlevées par leurs agresseurs ? Ont-elles réussi à fuir?

    Il téléphone aux péages, aux stations d'essence pour les alerter, quand la borne 19 appelle de nouveau. La même voix de femme, toujours angoissée, explique:

    - Nous nous sommes cachées parce qu'il nous fallait parler très fort dans l'appareil, nous avons eu peur d'attirer l'attention de notre agresseur. Il nous avait averties qu'il resterait près de nous pour nous surveiller et que, si nous contactions la police, il reviendrait pour nous tuer. A chaque voiture qui passait sur la route, nous pensions que c'était lui.

    Ce court récit est toujours entrecoupé de sanglots. Le gendarme sent que ses interlocutrices sont encore affolées. Il sait que la voiture de patrouille ne va pas tarder à arriver auprès d'elles et il veut les rassurer suffisamment pour qu'entre-temps elles ne s'enfuient pas de nouveau.

    - Ne bougez pas, restez près de la borne, leur recommande-t-il, les secours arrivent.

    Il les entend pleurer, l'une d'elles a l'air de grelotter. Pour les faire patienter, le gendarme leur pose quelques questions. La voix, toujours la même, répond laconiquement:

    - Vous étiez en voiture?

    - Oui.

    - Avec votre agresseur?

    - Oui.

    - Le véhicule lui appartenait-il?

    - Oui, semble-t-il.

    - Quelle marque?

    - Renault 4 L.

    - Quelle couleur?

    Une hésitation.

    - Verte... (Elle se reprend :) Je ne sais plus...

    Le gendarme va diffuser ces quelques renseignements aux différents péages. Si l'agresseur est encore sur l'autoroute, on pourra peut-être l'intercepter.

    En relisant les notes sur le carnet, Belin s'aperçoit qu'il a inscrit 11 h 15 comme heure d'appel au lieu de 23 h 15. Il rectifie les chiffres en les surchargeant.

    La voiture de patrouille arrive. Elle a été légèrement retardée en cours de route par un accident. Un poids lourd a perdu deux roues jumelées à l'arrière gauche. L'une d'elles a heurté cinq voitures. Pas de blessés, seulement des dégâts matériels. Le temps de s'en assurer et ils repartent vers la borne 19.

    Le sous-officier de permanence et l'adjudant Coin, chef du peloton autoroutier, les rejoignent quelques instants plus tard. Les deux filles sont là, se tenant par la main, visiblement désemparées. Elles pleurent à la moindre évocation des faits. Elles ne portent aucune trace apparente de blessures ou de coups, notent aussitôt les gendarmes. Elles sont jeunes - guère plus de vingt ans - et portent des vêtements standards, comme la plupart des jeunes en vacances. Elles ont l'air d'étudiantes. Leur accent est anglo-saxon.

    - De quel pays ? demande l'adjudant.

    - Etats-Unis, répond l'une d'elles, Jessica, celle qui parle le plus souvent.

    Elle semble moralement plus mûre que sa compagne, Marilyn. Reprenant peu à peu son sang-froid, elle paraît aussi mieux se débrouiller avec la langue française. Assez, en tout cas, pour répondre clairement aux questions du gendarme.

    UrgencesPendant qu'ils se dirigent en voiture vers le S.A.M.U. de l'hôpital Caremeau de Nîmes où elles seront examinées, Jessica, «déchoquée», explique à l'adjudant Coin qu'elles ont été prises en stop à Marseille par une 4 L verte que conduisait un homme d'une trentaine d'années, les yeux marron, les cheveux foncés, vêtu d'un pantalon blanc et d'un polo jaune. Arrivés à Nîmes, au bord d'une route nationale près d'un manège à chevaux, l'individu a garé son véhicule et les a violées toutes les deux. Elles ont ensuite réussi à prendre la fuite à travers les vignes. Parvenues en bordure de l'autoroute, elles ont escaladé la clôture et appelé au secours. Jessica explique à l'adjudant que Marilyn et elle étudient le français dans un collège américain à Paris.

    A l'hôpital, le médecin du S.A.M.U., ayant constaté qu'elles n'étaient pas blessées, les a orientées vers le service de gynécologie où un médecin, le Dr Sylvie Neveu, et un interne, le D' Karina Grar, les examinent vers 3 heures du matin. Ni l'une ni l'autre ne paraissent avoir physiquement trop souffert des violences qu'elles se plaignent d'avoir subies.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



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