Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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    Premier rouage de l'engrenage. Réveillé pour la séance de photos et les prises d'empreintes, les poignets encore marqués par les menottes, les vêtements fripés, les baskets délacées, mal coiffé, la barbe dure, l'air hagard et abattu, il se voit placer devant une glace sans tain.

    La première plaignante appelée à l'observer ainsi a été violée douze jours plus tôt. Sylviane B. a eu l'impression d'avoir à faire à un déséquilibré haïssant les femmes, lequel, au retour, lui a avoué que son revolver était factice : «Il correspond plus parfaitement que Guy P. à mon agresseur. Je le reconnais donc», lui fait dire le procès-verbal.

    Tangorre est ensuite aligné, pour une «parade d'identification», parmi cinq fonctionnaires moustachus, en jeans et en blouson, mais reposés et rasés de frais. De plus, il est le seul à mesurer moins de 1,70 mètre, à avoir moins de 25 ans, à ressembler au portrait-robot et, surtout, à porter des baskets blanches qui le distinguent de ses voisins au premier coup d'oeil.

Parade de reconnaissance
Luc Tangorre porte le numéro 5 à gauche et le numéro 1 à droite.

    Six femmes défilent devant les six figurants, à tour de rôle. Aline D. violée la nuit après Sylviane par un homme disant sortir de prison, avoir deux enfants, habiter Aix et «exercer une profession qui l'étonnerait bien», désigne Tangorre comme le seul à lui rappeler son agresseur, qui avait déposé son arme à terre durant le viol.
Simplement importunée dans sa cage d'escalier, le 15 février, Chantal E. est plus formelle. Isabelle C., qui, le 10 avril, a fait face moins de temps encore à son agresseur, n'hésite pas davantage, après avoir murmuré un timide «il me semble».

    Béatrice H., la première à avoir subi tous les outrages, le 20 décembre 1980, sur la banquette arrière de sa voiture, a quelque scrupule à se prononcer : «ll lui ressemble, mais je ne puis être formelle». Elle avait bien repéré une 2 CV suspecte dans le Parc du Roy d'Espagne où elle avait été agressée, mais son propriétaire effectuait son service militaire depuis le 1er décembre loin de Marseille.

    Agressée, le 7 avril, par un homme qui lui paraissait imberbe, Cécile P. n'exprime pourtant aucun doute en dévisageant Tangorre. Denise F., attaquée le 11 décembre 1980 dans l'escalier de son parking couvert de graffiti obscènes, est en revanche très hésitante, en dépit d'une confidence de policier affirmant faussement avoir découvert de la craie chez Tangorre. Elle finit par signer le procès-verbal de reconnaissance.

La Corniche    Avant de procéder aux confrontations, les enquêteurs perquisitionnent au studio de Tangorre et, sur ses propres indications, au domicile de sa fiancée, où ils saisissent un vélomoteur gris, un casque intégral blanc, un imperméable kaki auréolé de taches et un anorak dans la poche duquel ils trouvent un revolver factice.

    «Avec ça, tu es foutu!» lancent les policiers, qui, de retour à l'Evêché, mettent Tangorre en présence de Gladys G. et de Bénédicte R. La première est catégorique : elle dit reconnaître les yeux, la voix et même l'arme de celui qu'elle a été forcée de masturber le 1er avril... trois quarts d'heure avant le viol de Sylviane B. ! La seconde, à qui Tangorre est présenté coiffé de son casque, ne trouve qu'une trop vague ressemblance avec celui qu'elle a pu repousser, le 4 décembre, sur le seuil de sa résidence.

    Pour le confronter avec Béatrice H., qui ne s'est pas prononcée à la «parade», les policiers revêtent Tangorre de l'imper taché. «C'est bien lui, affirme-t-elle, mais je ne sais pas si ces taches proviennent de la vaseline renversée sur la banquette.»

    Enfin, convoquée in extremis, Hélène L., dont la tentative de viol remonte au 6 décembre 1979, voit passer le suspect dans le couloir, encadré de deux inspecteurs, avant d'être appelée à l'identifier. Elle se garde, malgré tout, d'être affirmative. Elle ne peut même pas dire si l'arme factice est bien celle qu'elle avait signalée.

    Interrogé, Tangorre répond avoir ramassé ce jouet sur la pelouse de sa fiancée, à la fin du mois de décembre 1980. L'imper taché, il l'avait emprunté à son frère, dix-huit mois plus tôt, mais ne s'en est pas resservi. Sa 2 CV, il ne la possède que depuis le 15 janvier 1981, soit vingt-cinq jours après le viol de Béatrice H. A l'heure de ce viol, la nuit du 20 décembre, il était au bal annuel de son U.E.R.

    Ses autres soirées, il les a passées en compagnie de sa fiancée, à préparer ses examens, jusqu'à la veille des vacances de la mi-février, prises chez sa future belle-mère, dans le Vaucluse. S'étant accidentellement ouvert le bras, il a été hospitalisé au début du mois de mars, plâtré trois semaines, puis réhospitalisé, du 30 mars au 8 avril, pour un traitement d'urticaire. Certes, il a parfois abusé le soir des autorisations de sortie, et une nuit jusqu'à 2 heures du matin, mais il était chez ses parents.

    Qu'importe ! L'engrenage est en marche. Après deux semaines de mise au secret, Tangorre est informé par le Juge Michel Maestroni, qui l’inculpe le 14 avril, de deux nouvelles plaintes suscitées par la lecture de la Presse : Dominique M. avait été violée, le 30 janvier, selon le scénario habituel, mais elle a désigné un autre suspect sur le montage photo de la Police représentant le visage de six visages de moustachus (dont celui de Tangorre). Quant à l'autre plaignante, Patricia B., importunée le 10 avril par un automobiliste en 2 CV bleue, elle croit identifier ce dernier.

    Dès le début de l'instruction, Tangorre s'en prend avec véhémence au Juge pour n'avoir point encore fait vérifier ses alibis. Il fournit de nouvelles précisions sur le traitement anti-allergique qui, comme l'indique le registre de l'hôpital, l'y a fait dormir les trois soirs où se sont succédés deux viols et une exhibition. Lors des deux dernières agressions nocturnes du 10 avril, il était chez lui, en compagnie d'un ami et de deux auto-stoppeuses.

    Qu'attend-on pour interroger tous ces témoins ? Il lui faut lui-même patienter près de trois mois pour être confronté par le Juge à certaines victimes. Puis plus rien jusqu'à la nouvelle «parade» organisée le 23 novembre, avec les mêmes figurants ! Le Magistrat préfère, lui, semble-t-il, multiplier les expertises et les enquêtes sur sa perversité supposée.

    Dr Jekyll et Mr Hyde ? Comment expliquer, alors, le nombre de parents, voisins, amis ou connaissances qui s'offrent à témoigner de sa conduite irréprochable, à commencer par sa future belle-mère, qui a confirmé l'alibi de la mi-février, alors même qu'elle ignorait la date des agressions ? Comment expliquer que le «double» ne se manifeste pas durant l'épreuve de la détention ? Durant un an d'incarcération, les deux nouveaux psychiatres dépêchés ne décèlent aucune faille : «pas de misogynie ou de tendance dévalorisante vis-à-vis de la féminité».

Revolver jouet    Les preuves matérielles valent-elle davantage ? D'abord, le revolver jouet. Il avait été trouvé sur une pelouse, le 31 décembre 1980, par Tangorre et par un de ses camarades, Jean-Louis Rodriguez, qui en témoignera dès sa première audition, ordonnée seulement après un an d'instruction. Or les deux premiers viols sous la menace d'une arme similaire étaient antérieurs à cette découverte.
D'autre part, la comparaison des traces de boue relevées sur la crosse du jouet avec deux fraguements de terre prélevés au hasard et à proximité du lieu des viols n'a pas donné de résultats probants. La teneur en baryum n'est comparable qu'à l'un des deux échantillons. Et, surtout, ces prélèvements ont été effectués hors la présence de la victime. Aline D., autour d'un mémorial dont elle n'a gardé aucun souvenir.

    Enfin, on n'a pas expertisé la pelouse sur laquelle Tangorre et Rodriguez avaient ramassé le jouet. Celui-ci possède d'ailleurs une caractéristique : un canon à bout rouge qu'aucune victime n'a signalé.

    La seconde pièce à conviction est la gabardine Kaki. Etait-ce l'imperméable vert clair que portait l'agresseur de Béatrice H. ? Le vêtement parsemé de taches a été soumis à l'analyse chimique. Ces taches présentaient les caractéristiques de la vaseline, mais en très faible quantité. Or cette gabardine était restée longtemps accrochée au fenestron d'une rôtisserie tenue par le frère de Tangorre, près des fourneaux, et le cuisinier utilisait de la vaseline pour ses mains quand il avait à décaper le four. Au surplus, le corps gras répandu dans la voiture de Béatrice H. lors du viol n'a pas fait l'objet d'expertise.

    Ce ne sont pas les seules incohérences de l'enquête. Aucune des victimes n'a vu le couteau dont le violeur les a parfois menacées. Quant à celui trouvé sur Tangorre, un témoin viendra confirmer l'explication de sa présence : le propriétaire de la droguerie maternelle avait vu Tangorre, ce jour-là, chercher un tel couteau pour son aménagement. Mais son témoignage ne sera consigné qu'au bout de quatorze mois d'instruction, et donc entaché de suspicion comme tout témoignage tardif.

    On mettra presque autant de temps à entendre le premier des seize témoins de son alibi hospitalier, dont les souvenirs sont devenus si flous que certains se tromperont de malade. Sur de nombreux points, les descriptions données par les victimes ne concordent pas : le cyclomoteur aperçu, lors de certaines agressions, est différent du sien, certains vêtements, de cuir notamment, ne figurent pas dans ses affaires.

    Enfin aucune n'a signalé les cicatrices qui labourent son poignet et son avant-bras...
Au terme de son instruction, le Juge Maestroni rend trois ordonnances de non-lieu : pour les deux agressions du 10 avril, jour de l'alibi des auto-stoppeuses, alors même qu'Isabelle C. et Patricia B. ont déclaré reconnaître Tangorre et que le mode opératoire de l'agresseur est identique. Non-lieu, aussi, pour la première des trois agressions commises en moins de vingt-quatre heures : Joëlle R. n'a reconnu Tangorre à aucune des «parades d'identification».

Jacques Derogy



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