Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des plaignantes

    Au début d'une enquête, lorsque l'auteur d'un crime a réussi à s'enfuir, les policiers se trouvent souvent dans la situation d'une mouche qui se cogne à une vitre sans parvenir à atteindre la lumière.

Le portrait-robot    Dans cette affaire, l'agresseur a, semble-t-il, laissé des indices intéressants, et les victimes, faisant preuve d'un remarquable esprit d'observation, ont fourni de lui un signalement assez détaillé. S'il s'agit d'un récidiviste, le portrait-robot qui a été dressé, sur les indications des victimes, devrait permettre à un policier ou à un gardien de prison de le reconnaître. C'est dans ce but que le portrait a été diffusé dans les commissariats, les brigades de gendarmerie et même dans les prisons. Il ne reste plus qu'à attendre.

    Le second élément sur lequel comptent les enquêteurs pour identifier le criminel, ce sont les paquets de livres que les victimes ont remarqués à l'arrière de la voiture. Jessica en donne une description très précise: format de poche et couverture blanche. Le titre, commençant vraisemblablement par le mot «culpabilité», est imprimé à l'encre verte. En dessous, une photographie en noir et blanc d'un homme portant des moustaches et qui semble être, sinon l'auteur, du moins le héros du livre.

    Les enquêteurs se mettent immédiatement en rapport avec le service Electre, de la Bibliothèque nationale, pour tenter d'identifier l'ouvrage. Leur attente est déçue: parmi toutes les oeuvres actuellement disponibles, seize seulement ont un titre comportant le mot «culpabilité». Les éditeurs sont contactés; leur réponse est formelle: aucun des seize volumes répertoriés par Electre ne correspond aux indications fournies par les victimes.

    (...)

    Quelques jours plus tard, Jessica et Marilyn regagnent les Etats-Unis avec leurs parents.

    — Vont-elles revenir pour la suite de l'enquête? demandent les gendarmes qui savent à quel point les jeunes filles désirent que l'auteur de l'agression soit mis en prison.

    (...)

    Pendant ce temps, les enquêteurs consultent les archives pour trouver qui, parmi les repris de justice déjà impliqués dans des affaires sexuelles, aurait le profil de l'agresseur dépeint par les victimes. Le fichier en contient une cinquantaine. Une deuxième sélection est opérée. Quels sont ceux qui fréquentent la région de Nîmes? Qui pouvait s'y trouver le 23 mai 1988? La feria et le grand déplacement de population qu'elle entraîne n'excluent pas la possibilité que les viols soient le fait d'un individu venu assister à la fête. Cette hypothèse est écartée. L'agresseur a pris les deux jeunes filles en stop à Marseille vers 19 heures. Il n'était donc pas à la feria. D'autre part, selon les victimes, il connaissait très bien les lieux. Sur la route d'abord, il leur a montré les sites à visiter, puis, dans la pommeraie, il leur a avoué qu'«il aimait bien cet endroit». «On comprenait qu'il y était déjà venu!» en a déduit Jessica.

    Cinq noms sont finalement retenus. Cinq noms, cinq photos qui seront présentées aux victimes dès que possible. Pour l'instant, la directrice du collège qui les a eues au téléphone ne pense pas qu'elles reviennent de sitôt en France. Les semaines passent. Le juge d'instruction, Christian Lernould, depuis plusieurs années en poste à Nîmes, a été chargé du dossier. Il a délivré aussitôt une commission rogatoire générale à la brigade des recherches de la gendarmerie de la ville qui a déjà mené l'enquête en flagrant délit.

    L'enquête piétine. Les archives ont livré tous les renseignements disponibles. Seules les victimes pourront éventuellement reconnaître leur agresseur parmi les cinq hommes retenus. Par ailleurs, malgré une visite systématique des librairies, le livre reste introuvable.

    A la mi-juillet, cependant, un coup de téléphone va mettre un peu d'animation dans les recherches. Jessica séjourne pour quelques jours chez ses amis à La Ciotat.

    Le 15 juillet, un gendarme de Nîmes rencontre la jeune fille. Il lui montre les photos des repris de justice ressemblant au portrait que Marilyn et elle ont tracé de leur agresseur.

    Déception. Jessica regarde longuement les documents anthropométriques et n'en reconnaît aucun.

    (...)

    En revanche, Jessica se souvient de quelques bribes de la conversation qu'elle a eue avec l'agresseur.

    — A aucun moment il ne m'a parlé de sa profession, mais il a précisé qu'il ne fumait pas et qu'il n'aimait pas les courses de taureaux, ou plus exactement les festivals à Nîmes. (Elle veut dire la feria.)

Djinn - Alain Robbe-Grillet    Elle apporte aussi quelques précisions sur le livre. Elle en a même dessiné un schéma pour définir ses dimensions et ses caractéristiques. Elle explique qu'elle a lu au collège un livre de Robbe-Grillet, Djinn, aux Editions de Minuit, exactement du même format, selon elle.

    Elle ajoute encore quelques détails sur le véhicule de l'agresseur et notamment sur l'éclairage intérieur: un plafonnier rond dont le cache en plastique était cassé. Elle pense, après y avoir longuement réfléchi, que la 4 L devait être dépourvue de plaque arrière. Elle n'en a pas vu, en tout cas. D'autre part, au cours des manoeuvres dans le verger, elle a entendu des branches d'arbres frotter fortement la carrosserie. Selon elle, le véhicule doit porter la trace de ces éraflures.

    Jessica quitte la gendarmerie en milieu d'après-midi pour aller rejoindre ses amis — qui ne seront pas entendus dans cette affaire. Des gens dont Jessica doit se sentir assez proche puisque, pour son premier retour en France, c'est chez eux qu'elle a choisi de séjourner. Ce qui rend encore plus étonnant le fait que, le 23 mai précédent, alors que les deux jeunes filles sont passées deux fois, à l'aller et au retour, à proximité de La Ciotat, Jessica n'ait pas envisagé de leur rendre visite. Peut-être ses amis n'étaient-ils pas dans leur maison à cette période-là. Dans ce cas, où habitent ces personnes? Faisaient-elles partie de ces nombreux Marseillais qui ont une résidence secondaire dans cette petite station estivale? Ces questions n'ont pas été posées à Jessica, ni au début de l'enquête, ni au cours de sa brève audition à la gendarmerie de La Ciotat.

    (...)

    Un mois passe. Devant les difficultés qu'ils rencontrent pour identifier le livre que les victimes ont si précisément décrit, les enquêteurs en ont conclu qu'il ne s'agissait pas d'un ouvrage distribué par les réseaux de vente habituels. Ils doivent donc se livrer à un travail de fourmi auprès des imprimeurs, des éditeurs, des libraires, des bibliothèques municipales, et cela de ville en ville. Partis de Nîmes, ils ont élargi leur champ de recherches.

    Le 18 août, ils sont à Marseille. Avec leurs collègues de la brigade des recherches locale, ils contactent tous les professionnels concernés par la fabrication, la diffusion et la vente de livres. Ils ne trouvent rien. A la librairie Maupetit, sur la Canebière, l'une des plus importantes de la ville, le responsable fait le tour des rayons, consulte les catalogues. Toujours rien.

    (...)

    Ce porte-à-porte auquel les policiers se livrent depuis le début de l'enquête peut paraître fastidieux; cependant, à leurs yeux, c'est le seul moyen de mettre la main sur ce livre jusqu'ici introuvable. Après avoir fui si longtemps, la chance, ce jour-là, va se mettre de leur côté.

    A peine sont-ils revenus à la gendarmerie de Marseille qu'un coup de téléphone leur parvient. C'est la librairie Maupetit. Un employé de l'établissement, M. Renucci, à qui on a parlé de la visite des gendarmes, s'est souvenu d'avoir chez lui un livre correspondant à celui qu'on recherche.

    - Vous souvenez-vous du titre?

Coupable à tout prix - Gisèle Tichané    - Oui, très bien! Coupable à tout prix. Il est écrit en caractères verts. L'ouvrage retrace l'affaire Luc Tangorre. Une photographie de ce dernier figure d'ailleurs sur la couverture. Entre midi et 14 heures, j'irai à mon domicile, je rapporterai l'ouvrage, vous pourrez venir le prendre au magasin à partir de 14 h 30.

    (...)

    Tangorre! Un coup d'oeil au fichier... Mais bien sûr! Pour un peu, les gendarmes se reprocheraient de ne pas y avoir pensé plus tôt!

    (...)

    «Allez-y doucement», ont recommandé les officiels qui craignent que le comité de soutien, qui s'est montré si efficace dans la première affaire, ne profite de la moindre brèche pour contester la deuxième enquête.

    (...)

    Tangorre habite pour l'instant à Lyon. Le 24 août, les gendarmes organisent une surveillance autour des lieux que fréquente le suspect. Ils repèrent d'abord la voiture de Tangorre, une 4 L de couleur verte immatriculée 2152 HA 13, qui est stationnée place Carnot. Ils en font le tour, l'inspectent et relèvent différents indices qui paraissent concorder avec les déclarations des plaignantes: la poignée de la portière arrière droite n'a pas de bouton-poussoir, les flancs du véhicule sont éraflés, le côté droit du pare-brise porte plusieurs vignettes fiscales et d'assurance. Enfin, ils notent l'absence de plage arrière, de radio et d'antenne.

    (...)

    Pendant qu'ils surveillent les allées et venues des personnes fréquentant Le Marigny, les gendarmes repèrent une 4 L de couleur verte stationnée en bordure du trottoir, en face du magasin. Le véhicule, immatriculé 2152 HA 13, a attiré leur regard parce qu'il présente une similitude avec celui décrit par les victimes. L'intérieur est en similicuir marron. Deux vignettes vertes d'attestation d'assurance figurent sur le côté droit du pare-brise. Enfin, la voiture n'a pas d'antenne, ni de radio à bord. Jusque-là, rien de bouleversant s'agissant d'un véhicule de série. Bien que les gendarmes aient troqué, pour plus de discrétion, leurs uniformes contre des costumes civils, leur manège ne passe pas inaperçu, place Carnot. Une cliente éveille l'attention de Luc Tangorre.

    (...)

    Il faut à présent, grâce aux nouveaux éléments recueillis à Lyon — les photos de Tangorre et de la voiture —, obtenir des deux Américaines une identification formelle qui ne laissera planer aucun doute. Pour cela, il est indispensable de les rencontrer. Mais comment faire? Pour l'instant, elles sont aux Etats-Unis et n'envisagent pas de venir en France pour une simple audition.

    (...)

    Décider officiellement qu'un juge et deux gendarmes vont, pour les besoins d'une enquête, se rendre aux Etats-Unis entraîne un certain nombre de formalités administratives. La chancellerie doit d'abord consulter la direction de la gendarmerie pour obtenir son accord puis négocier avec les autorités américaines et enfin régler les modalités du voyage: définir les termes de la commission rogatoire internationale, les conditions dans lesquelles se déroulera l'audition des témoins. Il faudra plus d'un mois pour tout mettre au point.

    Le 6 octobre, enfin, la petite délégation, juge en tête, quitte Nîmes pour la lointaine Amérique. On n'avait plus vu ça depuis Le Gendarme à New York... Mais c'était du cinéma!

    (...)

    Un interprète de l'ambassade de France, le sergent-chef Maudet, accompagne le juge Lernould et les gendarmes le temps de leur mission.

Arlington, Massachusetts    La petite délégation française est reçue au tribunal d'Arlington par le sergent John Sidell, de la Major Crimes Division de la police locale. C'est le détective Charles W. Crough qui procédera dès le lendemain matin à l'audition des deux plaignantes.

    Le détective Crough appartient à la brigade des mineurs et des crimes sexuels. C'est un vieux routier qui opère depuis vingt-trois ans à Arlington et qui, en bon professionnel, sait aborder avec tact les affaires délicates qu'il a souvent à démêler.

    Le juge Lernould lui remet les pièces qui accompagnent la commission rogatoire internationale et qui figurent au dossier: un portrait-robot de l'agresseur dressé avec l'aide des victimes, trois albums: le premier comprenant six photos en couleurs, le deuxième six photos en noir et blanc, le troisième sept photos en couleurs des individus ressemblant à la description du violeur; la photo d'une paire de chaussures de sport de type basket; un autre album rassemblant les photos de trois véhicules distincts; enfin treize livres comportant dans leur titre le mot «coupable» ou «culpabilité».

    (...)

    C'est Jessica que Buck appelle la première. Il est 8 h 20. L'audition commence en douceur. Visiblement, le policier souhaite établir un climat de confiance. La jeune fille, tout comme Marilyn, paraît tendue et sur le point de pleurer. Lorsqu'il sent qu'elle hésite sur un mot ou sur un détail particulier, il répète sa question pour lui permettre de préciser sa réponse.

    (...)

    La jeune fille décrit les vêtements de l'homme, les lunettes de soleil qu'il a enlevées à plusieurs reprises, ce qui lui a permis de voir qu'il avait les yeux marron. Puis, on passe à la voiture. Le détective montre les photographies des trois voitures réunies dans un album.

    (...)

    JESSICA : C'est la voiture! Celle-là! Celle-là! (Elle frappe nerveusement la photo de l'index.)

    (...)

    La jeune fille décrit ensuite les points de ressemblance qu'elle a relevés: la couleur, les fenêtres fixes à l'arrière, les vignettes sur le pare-brise, la poignée de la porte arrière cassée, la carrosserie éraflée. De la voiture, on passe aux livres dont elle a déjà donné une description très précise, accompagnée même d'un dessin. Puis le détective présente les albums de photos, «pour donner aux enquêteurs une idée de la personne qu'ils recherchent.»

    Jessica regarde les photos, indique celle qui porte le numéro 2.

    CROUGH : Cette photo ressemble à l'individu en question?

    JESSICA : Oui.

    CROUGH : O.K. Je reviens tout de suite.

    Il sort. Vraisemblablement pour montrer aux enquêteurs français la photo que vient de désigner la jeune fille. Quand il revient, Jessica sanglote. Le détective attend qu'elle se calme, puis ouvre les autres albums. La jeune fille désigne encore une photo.

    CROUGH : Jessica, pourriez-vous dire que la photo que vous regardez en ce moment est celle de la personne qui vous a attaquée ?

    JESSICA : Je ne sais pas, je ne suis pas sûre. CROUGH : Parmi les sept photos, c'est celle qui lui ressemble le plus?

    JESSICA: Oui, mais je pense que Marilyn peut le décrire mieux que moi. J'étais trop occupée à essayer de mémoriser d'autres détails.

Femme Actuelle, nº du 8 août 1988    L'audition s'achève à 9 h 05.

    Lorsque le détective Crough est sorti de la pièce pendant l'audition, c'était bien pour montrer aux enquêteurs français la photo que Jessica venait de désigner. C'est un portrait de Luc Tangorre qui a été reproduit dans l'hebdomadaire Femmes actuelles daté du 8 août 1988, en illustration d'un article titré : «L'honneur perdu de Luc Tangorre.»

    (...)

    De retour à Nîmes, les gendarmes établissent un court procès-verbal mentionnant la mise sous scellés du numéro 202 de l'hebdomadaire Femmes actuelles qui a publié la photo de Luc Tangorre.

    «Photo reconnue par les deux victimes comme étant celle de l'agresseur», précisent les gendarmes.

    Danger de synthèses trop réductrices: aucune des deux jeunes filles n'est aussi formelle au cours des auditions. Jessica, en examinant les albums préparés par les enquêteurs, a désigné la photo d'un homme «qui ressemble à l'individu». Même réponse ou presque de Marilyn. Elle a choisi une photo de l'album — qui n'était pas la même que celle désignée par Jessica. Crough lui demande:

    — Vous dites que ce type lui ressemble?

    Marilyn répond simplement:

    — Oui.

    Le détective insiste:

    — Pensez-vous que ce soit lui?

    Marilyn précise alors :

    — Il a les mêmes yeux.

    Dans ces tentatives d'identification sur photographies, un élément n'est évoqué nulle part. On parle du livre Coupable à tout prix, de son format, que Jessica a d'ailleurs dessiné de mémoire à La Ciotat, au centimètre près. On évoque la couverture qui, en plus du titre à l'encre verte, porte la photo d'un homme avec une moustache. Cet homme, c'est Luc Tangorre. Personne n'en parle.

    Les victimes, qui n'avaient pas fait de rapprochement entre le portrait figurant sur le livre et leur agresseur, l'ont-elles maintenant reconnu? La question ne leur est pas posée.

    (...)

    Le juge et les enquêteurs vont avoir besoin de près de deux semaines encore pour verrouiller le dossier. Ils veulent aussi que Jessica et Marilyn viennent en France procéder à l'identification de Luc Tangorre. Simple formalité puisqu'elles ont vu diverses photographies du suspect et qu'elles ont pu, s'il en était besoin, mémoriser son visage.

    Le 23 octobre, tout est prêt pour le lendemain. Les gendarmes de Mîmes se rendent à Lyon et mettent au point l'arrestation de Luc Tangorre qui se déroulera le matin, aussitôt aprés l'ouverture du Marigny, place Carnot. Des fuites ont permis à quelques journalistes d'être informés. Le correspondant d'un journal parisien passe la nuit dans un hôtel voisin pour ètre sûr de ne rien manquer.

    A 7 heures du matin, Tangorre vient d'ouvrir le magasin. A peine est-il à l'intérieur que les gendarmes arrivent. Il est immédiatement mis en garde à vue et informé des soupçons qui pèsent sur lui: deux jeunes Américaines qui ont été violées prés de Nîmes le 23 mai dernier l'ont identifié sur des photographies.

    (...)

    Les gendarmes lui montrent des photos de Jessica et de Marilyn. Luc Tangorre les examine, secoue la tête.

    — Non, non, je ne connais pas ces deux filles et, à plus forte raison, je n'ai pas eu de relations sexuelles avec elles! Je ne peux rien vous dire d'autre!

    (...)

    Jessica et Marilyn viennent à Lyon participer à l'identification du suspect. Il s'agit d'une vérification de pure forme. Tangorre, désormais, elles l'ont dans l'oeil après toutes les photos qu'elles ont vues de lui. La parade organisée en fin d'après-midi, le jour même de l'arrestation de Tangorre, dans une salle de projection, n'est donc qu'une simple formalité. Introduites à tour de rôle dans la cabine, elles reconnaissent formellement Tangorre parmi les six individus alignés au fond de la salle éclairée a giorno.

    Le lendemain. elles se rendent à Nîmes où les gendarmes leur demandent de préciser leurs accusations, de revenir sur les quelques points qui, lors de l'audition aux Etats-Unis, demeuraient imprécis, mal définis. Il apparait trés vite que dans l'esprit des jeunes filles il n'y a plus l'ombre d'un doute: c'est toujours Tangorre qui les a violées. Les enquêteurs leur présentent différents vêtements et objets saisis au Marigny ou au domicile de Tangorre: le jean blanc Cacharel, le polo jaune Lacoste, les chaussures, la chevalière devant laquelle Jessica assure: «Je suis formelle», le cartable en cuir marron, les Iunettes de soleil, le livre, la couverture écossaise, elles reconnaissent tout.

    Une question est posée à Marilyn et la réponse que fait la jeune fille soulévent un problème: les enquêteurs veulent savoir quel est le livre qu'elle a reconnu parmi les treize ouvrages qui lui ont été présentés à Arlington.

    Marilyn s'étonne:

    - Aucun. Mes souvenirs n'étaient pas assez précis, Je ne me rappelais que la couleur verte du titre et la photo d'un homme sur la couverture. Dans ces conditions, les policlers américains ont jugé inutile de me présenter les livres.

    La décision de ne pas montrer les livres à Marilyn ne figure pas dans l'audition d'Arlington.

    La défense arguera plus tard que cette audition a pu être tronquée... Pourquoi? Est-ce la seule coupe pratiquée dans ce document?

    Tandis qu'une partie des enquêteurs rentrent à Nîmes pour entendre les plaignantes et informer le juge d'instruction de vive voix, les autres restent à Lyon pour procéder à l'audition des témoins de la vie de Tangorre depuis qu'il s'est installé dans la ville.

    Florence Gallet l'amie de Luc Tangorre, est entendue la première. Elle a vingt ans et la beauté du diable. Elle a rencontré Tangorre avant sa libération.

    — Il avait obtenu une permission et était venu passer la journée chez son cousin, Jean-Paul Bouit, qui tient un café sur la place des Terreaux, le Fleurie, à côté du fleuriste où je travaille. C'était à l'automne dernier, se souvient-elle.

    — Entre eux, ça à été le coup de foudre, précisera Khadoudja Mokhrani, l'amie de Florence.

    (...)

    Khadoudja, vingt-trois ans, ne sera entendue que le surlendemain. Elle fait partie de la petite bande de copains qui s'est formée autour de Luc depuis qu'il est venu se fixer à Lyon. Elle a assisté à des réunions du comité de soutien, mais elle n'en fait pas partie. En revanche, elle a vu souvent Luc Tangorre. Il est même venu chez elle pour son anniversaire, le 19 mars.

    (...)

    Quand Luc a rencontré Florence, Khadoudja les a moins vus. Le Marigny prenait beaucoup de temps au jeune homme et ils étaient amoureux. «Le coup de foudre», répéte-t-elle. Depuis l'audition de Florence, un nouvel élément important est venu s'ajouter à l'enquête.

    Le carnet. Un petit agenda à couverture noire sur lequel Luc notait son emploi du temps. C'est Jean-Paul Joachy qui s'est souvenu le premier de son existence.

    Jean-Paul est membre du comité de soutien et il a hébergé Luc Tangorre lorsque celui-ci, à sa sortie de prison, s'est installé à Lyon. C'est Jean-Paul qui a conseillé à Luc de noter tout ce qu'il faisait au cas où. C'est lui, d'ailleurs, qui lui a offert cet agenda, bien plus pour qu'il se souvienne de ce qu'il avait fait que de ce qu'il avait à faire.

    (...)

    Florence, Khadoudja, Jean-Paul Joachy qui, le matin mème, a apporté le carnet aux gendarmes sont invités à faire chacun une page d'écriture pour la comparer avec celle figurant sur le carnet et qui, à la date du 23 mai, porte d'une main un peu hâtive et en biais: «Soirée chez papa et maman.»

Incription dans l'agenda

    (...)

    Plus tard, lors des débats, cette inscription suscitera bien des discussions. Acceptée telle quelle, elle innocente Tangorre. La soirée du 23 mai est celle des viols. Il ne peut donc pas avoir été en même temps à Marseille et à Nîmes. L'accusation objectera que cette inscription a pu être ajoutée par la suite par Tangorre pour se créer un alibi. L'entourage du jeune homme le prévoyait. Jean-Paul Joachy, sur les conseils de Pierre Vidal-Naguet à qui il téléphone, a fait appel à un huissier pour qu'il authentifie le carnet ët les annotations qu'il contient.

    (...)

    L'arrestation de Luc Tangorre à été minutieusement préparée par les enquêteurs. Au moment où les gendarmes de Nîmes interviennent à Lyon, deux autres opérations se déroulent, l'une à Marseille, l'autre à Saint-Etienne.

    A Marseille, ils se présentent rue Sainte-Cécile et demandent aussitôt à Joseph Tangorre, le père du suspect, de les accompagner dans les locaux de la brigade recherches, à la caserne des Plombières, pour l'entendre comme témoin. A Saint-Etienne, ils se rendent au logement qu'occupent les parents Tangorre, 1O, boulevard du Val-Benoite, pour se rapprocher de leur fils depuis qu'il vit à Lyon. La mère de Luc, Marie Tangorre, s'y trouve. Ils procèdent aussitôt à son audition.

    Ces opérations simultanées ont été organisées avec le juge d'instruction Christian Lernould afin d'empécher que les parents ne puissent se concerter entre eux, ou avec leur fils, pour échafauder un système de défense.

    (...)

    Le 25 octobre, c'est-à-dire à la fin du délai de garde à vue de Luc Tangorre, les enquêteurs rédigent un procès-verbal de synthèse dans lequel ils évoquent brièvement les différentes étapes de leur recherches.

    Ils rappellent les faits, le trajet dans une 4 L de couleur verte de Marseille jusqu'à Nîmes en passant par Arles et Avignon — ce qui sera plus tard un sujet de controverse entre le juge et la défense —, le viol des deux Américaines, Marilyn et Jessica. Le signalement très précis donné par les victimes, de l'agresseur d'abord, puis du véhicule, la présence à l'arrière de nombreux livres — une centaine —, empaquetés dans du plastique transparent. Les gendarmes évoquent ensuite les péripéties de leur enquête pour rechercher le coupable. L'audition de plusieurs suspects possibles. En juillet, Jessica, revenue à La Ciotat, ajoute quelques précisions à sa première audition. Elle dessine un schéma du livre au centimètre près. Elle se rappelle aussi que l'agresseur lui a confié en cours de route qu'il ne fumait pas et qu'il n'aimait pas la feria de Nîmes. Les gendarmes énumèrent alors les nombreuses vérifications auxquelles ils se sont livrés jusqu'au 18 août, date à laquelle Jean-Claude Renucci, employé de la librairie Maupetit, à Marseille, leur permet de retrouver le livre qu'ils cherchent. ll s'agit de Coupable à tout prix, de Gisèle Tichané, qui raconte l'affaire Tangorre, Une photo de Luc Tangorre figure même sur la couverture.

    (...)

    Ils joignent à leur rapport le résultat des réquisitions faites auprès des services de la météorologie nationale sur la persistance du jour après le coucher du soleil à la date des faits. La station de Nîmes, Coubessac, précise que, le 23 mai 1988, le soleil s'est touché à 21 h 06 (heure légale).

    Pour la persistance du jour, on s'en tiendra aux normes observées dans l'aviation selon lesquelles la nuit intervient environ trois quarts d'heure après le coucher du soleil, mais cela est fonction du temps et de l'état du ciel.

    Viennent ensuite le voyage aux Etats-Unis et la présentation aux deux victimes — par l'intermédiaire de la police d'Arlington — des éléments d'enquête recueillis.

    Selon ce rapport, les jeunes filles reconaissent tout: le livre, la voiture et Tangorre sur photo. Leurs témoignages «nettoyés» des scories, des hésitations, l'audition, réduite à l'essentiel, apparait évidemment beaucoup plus formelle qu'elle ne l'a été en réalité.

    Le Dr Assaf, du SAMU de Nîmes, est cité mais pas le Dr Neveu, qui a procédé à l'examen des victimes.

    Le Dr Assaf s'est borné à les recevoir en état de choc, prostrées et tremblantes, disant qu'elles avaient subi des violences sexuelles, et à les diriger aussitôt sur le service de gynécologie de l'hôpital.

    Ainsi, le rapport fait l'impasse sur un point délicat de l'enquête: la disparition des sous-vêtements des deux jeunes filles. Les a-t-on jetés, alors que le Dr Neveu se souvient de les avoir placés dans des sacs en plastique, ainsi qu'on le fait habituellement pour les pièces à conviction? Ces sous-vêtements auraient — peut-être — permis de découvrir des traces plus significatives que celies qu'ont révélées les prélèvements qui, au moment où le rapport est transmis au juge, sont en cours d'analyse.

    (...)

    La parade d'individus divers — parmi lesquels Tangorre — ressemblant à l'agresseur est ensuite évoquée. Les deux plaignantes, à tour de rôle, reconnaissent Luc Tangorre dont des photographies leur ont déjà été présentées.

    La conclusion, on l'imagine, accable Tangorre. Selon les gendarmes, la multitude des détails donnés par Jessica et par Marilyn, quelques heures après les faits, portant sur le signalement de leur agresseur, sa tenue vestimentaire, le contenu de son véhicule:

    — la description détaillée de la 4 L ayant pour anomalie principale l'absence de bouton-poussoir à la portière arrière droite;

    — la description de la jaquette d'un des livres entreposés dans le véhicule, que recoupe la découverte de nombreux éléments matériels lors de l'interpellation de Luc Tangorre;

    — des vêtements et des chaussures semblables;

    — une chevalière à l'annulaire de la main gauche;

    — des livres identiques, corroborées par l'identification formelle de Luc Tangorre par les victimes, permettent de penser que Luc Tangorre est l'auteur des viols commis le 23 mars 1988 au lieu-dit mas de Boulbon, commune de Nîmes.

    Avant de comparaître pour la première fois devant le juge d'instruction, Luc Tangorre s'est entretenu à la prison avec ses défenseurs.

    (...)

    L'un des avocats lui fait remarquer que plaider l'innocence, l'erreur judiciaire une deuxième fois, risque d'être une tâche pleine de risque pour lui.

    — On pourrait envisager une autre approche de la défense, avance-t-il.

    Tangorre bondit.

    — Il n'en est pas question! Vous voulez que je vende mon âme?

    — Vous allez être le martyr de votre propre cause.

    — J'en assume tous les dangers. Je ne pourrai rien dire d'autre que la vérité: je suis innocent!

    «En quittant la prison, se souviennent les avocats, nous étions à la fois émus et inquiets. Inquiets parce que nous n'ignorions pas les difficultés qui nous attendaient, émus parce qu'il y avait quelque chose de touchant dans l'ardeur avec laquelle il se lançait dans cette nouvelle bataille pour sa vérité. Il émanait de ce garçon une telle rage de convaincre qu'on finissait par en être ébranlé. Nous étions allés le voir à la prison en nous posant une question: Est-il coupable? Nous en sortions avec une autre: Et s'il était innocent?»

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



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