Cette affaire présente des similitudes avec l'affaire Pappalardo.
Ranucci est dans un premier temps accusé et lorsqu'il est présenté aux témoins, ils ne le reconnaissent plus. Ranucci, caméléon ?
En effet, Sandra Spinek n'a pas reconnu Ranucci. Sa mère, sans pouvoir être formelle, trouva une ressemblance avec l'homme dont elle avait déclaré cinq jours plus tôt à la police niçoise : « Je ne puis me tromper car ses traits sont restés gravés dans ma mémoire. »
Ni la mère ni la fille ne se souvenaient de la date de la mésaventure mais elles la situaient à la fin de l'année 1973, donc six mois auparavant. C'était en tout cas un mercredi ou un samedi après quatre heures de l'après-midi puisque Sandra, âgée de dix ans, rentrait de son cours de danse avec une amie, Nathalie. En cours de route, Sandra avait constaté qu'elles étaient suivies par « un monsieur pas très vieux, portant lunettes de vue et vêtu d'un imperméable vert ou gris et d'un pantalon foncé ». Elle ne s'en était pas particulièrement inquiétée et, après s'être séparée de Nathalie devant la porte de son immeuble, elle avait commencé de monter l'escalier pour rentrer chez elle. C'est alors qu'elle s'était rendu compte avec une frayeur immense que l'homme escaladait les marches quatre à quatre pour la rattraper.
Par bonheur, Mme Spinek surveillait de la fenêtre le retour de sa fille et s'était aperçue qu'elle était suivie. En voyant l'homme entrer dans l'immeuble sur ses talons, elle s'était précipitée à la porte d'entrée de l'appartement et l'avait ouverte. L'autre, surpris, avait fait demi-tour.
Pas plus que M. Pappalardo, Mme Spinek n'avait été troublée par les photos de Ranucci publiées au moment de son arrestation. Comme M. Pappalardo, elle avait reconnu son homme sur la photographie parue le 15 juin dans Nice Matin et assortie d'un appel sensationnel. Mais contrairement à lui, elle ne s'était pas présentée à la police, se contentant d'envoyer une lettre anonyme. Cette discrétion contraste avec la fièvre point toujours très saine qui saisit le plus grand nombre à la perspective d'être témoin à charge dans une affaire criminelle remuant l'opinion publique. Mme Spinek devait la justifier par un souci de sécurité, encore qu'on ne voie pas bien comment Ranucci pouvait désormais menacer la sécurité de quiconque.
Toujours est-il qu'elle avait mis dans sa lettre anonyme trop de détails révélateurs (quartier d'habitation, école fréquentée par sa fille) pour échapper à la perspicacité de la Sûreté urbaine de Nice. Les policiers l'avaient donc retrouvée et, du coup, elle leur avait dit de bonne grâce sa conviction, partagée par sa fille, que Christian Ranucci était bien l'homme qui leur avait causé si grande frayeur à la fin de l'année précédente.
Dans le cabinet du juge d'instruction, elle n'en était plus certaine et sa fille, quant à elle, affirmait exactement le contraire.
On s'efforça d'y voir plus clair. MIle Spinek gardait le souvenir de lunettes à monture plus importante. Ranucci reconnut qu'il portait en 1973 des lunettes à monture plus large. Mais Mme Spinek et sa fille avaient déclaré que l'homme portait un imperméable vert ou gris, et l'inculpé affirma que son seul imperméable était bleu. A la vérité, il s'agissait là de détails : ce qui changeait tout pour la mère, c'était la longueur des cheveux. L'inculpé les avait très courts alors que l'homme qui avait poursuivi sa fille les portrait « plus longs, coiffés haut et frisés ». On pouvait donc penser que le coiffeur des Baumettes était responsable de la difficulté et, comme elle venait de le faire lors de la confrontation avec les Pappalardo, Mlle Di Marino fit préciser par l'inculpé qu'il portait auparavant les cheveux plus longs et légèrement ondulés.
Ranucci avait une autre idée en tête. Il déclara qu'à la fin de l'année 1973, il avait quitté Nice pour un voyage à l'étranger et qu'il ne pouvait donc pas être l'homme en question. Il se trompait d'un an. C'est en effet en 1972 qu'il était allé passer les fêtes de fin d'année en Belgique avec sa mère, dans la première belle-famille de celle-ci. L'erreur était commise de bonne foi car Christian devait écrire par la suite à sa mère pour lui demander d'obtenir une attestation de la compagnie aérienne. Mme Mathon n'eut pas de peine à le détromper. Elle ne s'étonna d'ailleurs pas car Christian était coutumier des erreurs de ce genre : il n'avait pas la notion des dates. Mais cette affaire de voyage en Belgique était devenue entre-temps l'un de ces noirs griefs que nourrissent les inculpés contre leur juge d'instruction : Christian en voulait mortellement à Mlle Di Marino de ne pas opérer les vérifications nécessaires. Or, le juge n'avait en l'espèce rien à vérifier puisque Mme Spinek et sa fille avaient situé leur mésaventure « à la fin de l'année 1973 » sans préciser qu'il s'agissait de l'ultime période des fêtes.
Si l'inculpé avait eu davantage de présence d'esprit, ou si ses avocats avaient été là pour en avoir à sa place - mais ni le bâtonnier Chiappe ni Me Le Forsonney n'avaient pu se libérer -, ils auraient rappelé au juge qu'à la fin de 1973, Christian Ranucci faisait son service militaire en Allemagne, dans la Forêt-Noire. Certes, il avait bénéficié d'une permission pour les fêtes. Mais nous avons pu retrouver cette permission et nous constatons qu'elle valait pour quatre vingt-seize heures, du 23 décembre au 26 décembre inclus. Christian est arrivé à Nice le lundi 24 décembre. Il était présent à l'appel du 27 au matin, comme en témoignerait le registre de son régiment, ce qui implique qu'il a pris le train à Nice le mercredi 26 avant midi. Or, si Mme Spinek est incapable de préciser la date de la péripétie de sa fille, elle indique qu'elle se situait forcément un mercredi ou un samedi, et après quatre heures de l'après-midi, puisque Sandra revenait de son cours de danse. Christian ayant séjourné à Nice du lundi 24 au mercredi 26 à midi, il ne pouvait pas être l'homme qui avait importuné Sandra Spinek un mercredi ou un samedi après quatre heures de l'après-midi. De plus, le permissionnaire était venu à Nice - des photos l'attestent - avec des cheveux d'une coupe militaire, c'est-à-dire très comparable à celle en honneur aux Baumettes, et Mme Spinek n'aurait pu en aucun cas lui voir des cheveux « coiffés haut et frisés ».
Sandra Spinek, relancée une dernière fois par le juge d'instruction, resta inébranlable : « Je ne reconnais pas l'homme ici présent comme étant celui qui m'a suivi. »
Christian Ranucci déclara : « Je ne suis pas l'homme dont parle cette dame et cette enfant. »
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