La garde à vue
Dernière mise à jour: 21 septembre 2011

 

 




Evêché - Marseille



La garde à vue de Christian Ranucci se poursuivit dès son arrivée à Marseille, comme le confirme le procès-verbal d'audition du 6 juin à 1 heure 30:

De même suite, pour les nécessités de l'exécution de la Commission Rogatoire, notifions à l'intéressé qu'il est placé sous le régime de la garde à vue à compter de ce jour à 18 heures, ou plus exactement à compter du 5 juin à 18 heures.


Mathieu Fratacci donnait sa version, parfois quelque peu erronée, du déroulement de cette nuit de garde à vue:
" Le commissaire Alessandra et ses adjoints arrivent à l'Evêché avec Christian Ranucci vers 22 h 30. Le jeune homme ne donne pas de signes d'inquiétude. Il s'est laissé conduire calmement. Il a la conscience tranquille. Il subit avec étonnement l'aventure rocambolesque qui lui arrive.
A 1 h du matin, comme ils n'ont pas avancé dans l'enquête, les policiers décident de placer le suspect en garde à vue."

Les déclarations de Christian Ranucci, au cours de sa première audition à 1 heure 30, furent consignées comme suit:


J'ai déjà déclaré aux Gendarmes que j'étais l'auteur d'un accident matériel de la circulation, survenu le 3 juin 1974, vers le début d'après-midi, alors que je me rendais à Nice. Alors que je me trouvais dans la commune de Peypin.

Vous me précisez que deux témoins ont affirmé m'avoir vu par la suite sortir de mon véhicule avec une enfant. Je vous affirme que j'étais seul à bord de mon véhicule. Je n'ai même pas remarqué que j'étais poursuivi par une voiture. Après le choc, j'ai parcouru un kilomètre environ puis je me suis arrêté. En effet ma roue arrière gauche sentait le brûlé, car la tôle enfoncée au cours du choc frottait sur le pneumatique. Après avoir immobilisé ma voiture, j'ai soulevé une barrière qui fermait un chemin, puis j'ai repris le volant et j'ai conduit ma voiture sur trois cents mètres dans le chemin se trouvant derrière la barrière. J'ai voulu changer finalement la roue. Je l'ai changée. J'ai voulu repartir mais mon véhicule s'est enlisé. Il était garé à l'entrée d'une galerie. Pendant deux ou trois heures, j'ai essayé mais en vain de sortir mon véhicule de cette galerie, mais les roues patinaient. J'ai contacté un individu de type nord-africain qui se trouvait à cent mètres environ, dans une maison. Je lui ai demandé de m'aider à sortir ma voiture de cet endroit. Il a accepté. Son patron est arrivé sur les lieux et avec son tracteur et à l'aide d'une corde il a pu dégager mon véhicule. Je suis reparti en direction de Nice, où je me suis rendu effectivement. Je suis arrivé chez moi vers 22 heures. Ma mère n'était pas couchée. Je ne lui ai pas dit que j'avais eu un accident matériel.

Je vous affirme que je suis totalement étranger à l'enlèvement de la fillette, laquelle, me dites-vous, a été enlevée à Marseille le lundi 3 juin 1974. Je suis donc encore plus innocent de la mort de celle-ci qui a été découverte dans les bois. Je n'ai rien à me reprocher sauf le délit de fuite pour lequel, ainsi que je vous l'ai précisé, je me suis expliqué devant les gendarmes. Ainsi que je l'ai précisé à ceux-ci bien que je sois parfaitement en règle tant au point de vue des pièces afférentes à ce véhicule qu'à sa conduite, j'ai pris la fuite car j'ai eu peur. C'est la seule raison. Je maintiens qu'il n'y avait personne dans mon véhicule.


Dimanche, 2 juin 1974, jour de Pentecôte, j'ai quitté mon domicile vers 14 heures, avec ma voiture. Je me suis rendu dans la région de Draguignan. Je suis arrivé en fin d'après-midi à Salernes. Je me suis promené dans cette ville jusqu'à la tombée de la nuit. A ce moment, j'ai décidé de passer la nuit dans ma voiture. Le lundi 3 juin 1974, je me suis réveillé vers 9 heures. J'ai aussitôt pris la direction d'Aix en Provence. Avant d'arriver dans cette localité, j'ai changé d'avis et j'ai fait demi-tour. Je voulais en effet rentrer à Nice par des voies secondaires. C'est ainsi que me trouvant à Peypin, j'ai eu l'accident de la circulation dont j'ai déjà parlé.

Je suis bien formel, je n'ai passé qu'une seule nuit dans ma voiture. Je ne me suis jamais rendu à Marseille. L'accident a bien eu lieu à Peypin, alors que je revenais de la route d'Aix.

Je n'ai jamais porté de pull-over de couleur rouge. Je suis bien certain de ce fait. Le pantalon de couleur bleue qui se trouvait dans ma voiture est bien celui que je portais au moment de l'accident. Les taches (que vous me dites être des taches de sang) qui se trouvent sur la poche sont inexplicables en ce qui me concerne. Je pense que ce sont des taches de terre.

Au cours de ma fuite, je suis allé directement à la galerie, où j'ai été enlisé. Je ne me suis pas arrêté ailleurs, hormis pendant le court instant pendant lequel j'ai ouvert la barrière.


Il est 2 heures 30 lorsque l'on fait signer ce premier procès-verbal à Christian Ranucci.

Cette audition se déroule dans un contexte très différent de la précédente, car elle ne concerne plus un simple délit de fuite. Convaincus de la culpabilité du suspect dès leur arrivée à Nice, les policiers sont bien décidés à obtenir ses aveux. La pression sera donc maximale.

Selon ce procès-verbal, Christian Ranucci aurait passé la nuit à Salernes. Faux. Il était à Marseille et il le sait. S'agit-il alors, qu'il soit coupable ou innocent, d'une nouvelle tentative pour égarer les enquêteurs? Il devait pourtant se douter que cet argument ne résisterait pas longtemps à une enquête plus poussée. Est-ce la pression plus forte, le flot des questions plus insistantes qui lui firent accepter ce qu'on lui suggérait? Peut-être. Cet élément intervient en tout cas dans la seconde partie de l'interrogatoire, certainement plus "serrée", à un moment où l'on avait abordé l'enlèvement de la fillette et où sa résistance pouvait commencer à s'ébranler.

La présentation du pantalon à Ranucci est beaucoup plus intéressante. Il reconnaît qu'il le portait au moment de l'accident mais refuse l'évidence des taches de sang. Un coupable aurait-il pris le risque incroyable et stupide de conserver cet indice si compromettant? Oui, aux yeux des policiers. A l'inverse, ne peut-il être le signe manifeste de son innocence? Peut-être. Ranucci sait que son pantalon est taché de sang mais il semble en ignorer l'origine.




Mathieu Fratacci décrit à sa manière la suite de la garde à vue:
" A l'époque, la garde à vue était de vingt-quatre heures. Elle pouvait se prolonger de nouveau pendant vingt-quatre heures, après visite médicale obligatoire, et impérativement sur décision du procureur de la République. Dans le cas de Christian Ranucci, la garde à vue n'a pas excédé vingt-quatre heures. Il bénéficiait de temps de repos durant lesquels personne ne l'interrogeait. Cette interruption s'étendait d'un quart d'heure à une demi-heure. Il pouvait aller aux W.C., se rafraîchir, se détendre. Ces pauses intervenaient toutes les deux heures environ. Dans la pratique, ces intervalles varient selon les affaires.
Christian Ranucci se repose jusqu'à 8 h 30. On va le chercher dans sa cellule. Vers 9 h, l'interrogatoire recommence. Les deux équipes se relaient. Toute la matinée se passe entre les auditions, les confrontations, les examens médicaux, les temps de repos. La séance est interrompue par la visite du juge d'instruction, puis par celle de deux médecins qui auscultent Ranucci et contrôlent son état physique. Tout est normal.
A midi, on descend Christian Ranucci dans les geôles de l'Evêché pour qu'il y prenne son déjeuner. Il est environ 13 h 30 lorsqu'il en remonte."

Ainsi, selon l'ancien policier, tout se serait passé conformément aux règles en vigueur et au code de Procédure Pénale.


Code de Procédure Pénale:

- art. 64: Tout officier de police judiciaire doit mentionner sur le procès-verbal d'audition de toute personne gardée à vue la durée des interrogatoires auxquels elle a été soumise et des repos qui ont séparé ces interrogatoires, le jour et l'heure à partir desquels elle a été gardée à vue, ainsi que le jour et l'heure à partir desquels elle a été soit libérée, soit amenée devant le magistrat compétent.
Cette mention doit être spécialement émargée par les personnes intéressées et au cas de refus il en est fait mention. Elle comportera obligatoirement les motifs de la garde à vue.
Elle doit également figurer sur un registre spécial tenu à cet effet dans tout local de police susceptible de recevoir une personne gardée à vue.

Dans un arrêt du 17 mars 1960, la chambre criminelle de la Cour de cassation précisait toutefois que ces règles n'étaient pas prescrites à peine de nullité. "Leur inobservation, si elle engage la responsabilité personnelle des officiers de police judiciaire qui les ont méconnues, ne saurait entraîner, par elle-même, la nullité des actes de la procédure s'il n'est pas démontré que la recherche et l'établissement de la vérité s'en sont trouvés viciés fondamentalement".

Décrets - Art. D. 10: Lorsqu'ils exécutent une commission rogatoire ou agissent selon la procédure des crimes et délits flagrants ou sur la réquisition du préfet en application de l'article 30 du Code de procédure pénale, les officiers de police judiciaire établissent des procès-verbaux séparés pour chacun des actes qu'ils sont appelés à faire.


Deux procès-verbaux ont été rédigés pendant la garde à vue de Christian Ranucci. Celui cité précédemment et le procès-verbal de seconde audition du 6 juin à 14 heures dans lequel les aveux furent enregistrés.

Aucun de ces procès-verbaux ne fait mention de ce qu'impose le Code de Procédure Pénale. Plus troublant encore. Rien de ce qui se déroula au cours de la garde à vue ce 6 juin 1974 entre 2 heures 30 et 14 heures ne fut consigné par procès-verbal. Ni les interrogatoires successifs de Ranucci, ni les confrontations négatives. Seules les dépositions des époux Aubert furent enregistrées. Puis celles de Mrs Guazzone et Rahou, qui reconnaissaient Ranucci.

Quelles conclusions en tirer? Peut-on affirmer, comme Mathieu Fratacci, que "tout est normal" et considérer que finalement l'essentiel est de faire avouer un assassin?
La recherche de la vérité ne doit pas dispenser ceux qui en sont chargés du respect des règles de procédure qui leur sont imposées. Car la vérité ainsi obtenue ne pourrait bien être que celle de la pression populaire et médiatique, celle qui écarte systématiquement tout ce qui viendrait la contredire. Mais elle ne saurait en aucune façon être celle dont la procédure pénale se veut garante.



Et Mathieu Fratacci de poursuivre avec la même rigueur: "Les auditions reprennent à 14 h. C'est au cours de cette seconde partie que nous le présentons une nouvelle fois aux époux Aubert. Cette seconde confrontation a raison de sa résistance. Il craque. Il est 16 h".




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