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La garde à vue
de Christian Ranucci se poursuivit dès son
arrivée à Marseille, comme
le confirme le procès-verbal d'audition du 6 juin à 1
heure 30:
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De
même suite, pour les
nécessités de l'exécution de la Commission
Rogatoire, notifions à l'intéressé qu'il
est placé sous le régime de la garde à vue à compter
de ce jour à 18 heures, ou plus exactement à compter
du 5 juin à 18 heures.
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Mathieu Fratacci donnait sa version,
parfois quelque peu erronée, du déroulement
de cette nuit de garde à vue:
"
Le commissaire Alessandra et ses adjoints arrivent à l'Evêché avec
Christian Ranucci vers 22 h 30. Le jeune homme ne donne
pas de signes d'inquiétude. Il s'est laissé conduire
calmement. Il a la conscience tranquille. Il subit
avec étonnement l'aventure rocambolesque qui
lui arrive.
A 1 h du matin, comme ils n'ont pas avancé dans
l'enquête, les policiers décident de
placer le suspect en garde à vue."
Les déclarations de Christian Ranucci, au
cours de sa première audition à 1 heure
30, furent consignées comme suit:
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J'ai
déjà déclaré aux
Gendarmes que j'étais l'auteur d'un accident
matériel de la circulation, survenu le 3 juin
1974, vers le début d'après-midi, alors
que je me rendais à Nice. Alors que je me
trouvais dans la commune de Peypin.
Vous
me précisez que deux témoins
ont affirmé m'avoir vu par la suite sortir
de mon véhicule avec une enfant. Je vous affirme
que j'étais seul à bord de mon véhicule.
Je n'ai même pas remarqué que j'étais
poursuivi par une voiture. Après le choc,
j'ai parcouru un kilomètre environ puis je
me suis arrêté. En effet ma roue arrière
gauche sentait le brûlé, car la tôle
enfoncée au cours du choc frottait sur le
pneumatique. Après avoir immobilisé ma
voiture, j'ai soulevé une barrière
qui fermait un chemin, puis j'ai repris le volant
et j'ai conduit ma voiture sur trois cents mètres
dans le chemin se trouvant derrière la barrière.
J'ai voulu changer finalement la roue. Je l'ai changée.
J'ai voulu repartir mais mon véhicule s'est
enlisé. Il était garé à l'entrée
d'une galerie. Pendant deux ou trois heures, j'ai
essayé mais en vain de sortir mon véhicule
de cette galerie, mais les roues patinaient. J'ai
contacté un individu de type nord-africain
qui se trouvait à cent mètres environ,
dans une maison. Je lui ai demandé de m'aider à sortir
ma voiture de cet endroit. Il a accepté. Son
patron est arrivé sur les lieux et avec son
tracteur et à l'aide d'une corde il a pu dégager
mon véhicule. Je suis reparti en direction
de Nice, où je me suis rendu effectivement.
Je suis arrivé chez moi vers 22 heures. Ma
mère n'était pas couchée. Je
ne lui ai pas dit que j'avais eu un accident matériel.
Je
vous affirme que je suis totalement étranger à l'enlèvement
de la fillette, laquelle, me dites-vous, a été enlevée à Marseille
le lundi 3 juin 1974. Je suis donc encore plus innocent
de la mort de celle-ci qui a été découverte
dans les bois. Je n'ai rien à me reprocher
sauf le délit de fuite pour lequel, ainsi
que je vous l'ai précisé, je me suis
expliqué devant les gendarmes. Ainsi que je
l'ai précisé à ceux-ci bien
que je sois parfaitement en règle tant au
point de vue des pièces afférentes à ce
véhicule qu'à sa conduite, j'ai pris
la fuite car j'ai eu peur. C'est la seule raison.
Je maintiens qu'il n'y avait personne dans mon véhicule.
Dimanche,
2 juin 1974, jour de Pentecôte,
j'ai quitté mon domicile vers 14 heures, avec
ma voiture. Je me suis rendu dans la région
de Draguignan. Je suis arrivé en fin d'après-midi à Salernes.
Je me suis promené dans cette ville jusqu'à la
tombée de la nuit. A ce moment, j'ai décidé de
passer la nuit dans ma voiture. Le lundi 3 juin 1974,
je me suis réveillé vers 9 heures.
J'ai aussitôt pris la direction d'Aix en Provence.
Avant d'arriver dans cette localité, j'ai
changé d'avis et j'ai fait demi-tour. Je voulais
en effet rentrer à Nice par des voies secondaires.
C'est ainsi que me trouvant à Peypin, j'ai
eu l'accident de la circulation dont j'ai déjà parlé.
Je
suis bien formel, je n'ai passé qu'une
seule nuit dans ma voiture. Je ne me suis jamais
rendu à Marseille. L'accident a bien eu lieu à Peypin,
alors que je revenais de la route d'Aix.
Je
n'ai jamais porté de pull-over de couleur
rouge. Je suis bien certain de ce fait. Le pantalon
de couleur bleue qui se trouvait dans ma voiture
est bien celui que je portais au moment de l'accident.
Les taches (que vous me dites être des taches
de sang) qui se trouvent sur la poche sont inexplicables
en ce qui me concerne. Je pense que ce sont des taches
de terre.
Au
cours de ma fuite, je suis allé directement à la
galerie, où j'ai été enlisé.
Je ne me suis pas arrêté ailleurs, hormis
pendant le court instant pendant lequel j'ai ouvert
la barrière.
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Il est 2 heures 30 lorsque
l'on fait signer ce premier
procès-verbal à Christian Ranucci.
Cette
audition se déroule
dans un contexte très différent de
la précédente, car elle ne concerne
plus un simple délit de fuite. Convaincus
de la culpabilité du suspect dès leur
arrivée à Nice, les policiers sont
bien décidés à obtenir ses
aveux. La pression sera donc maximale.
Selon
ce procès-verbal,
Christian Ranucci aurait passé la nuit à Salernes.
Faux. Il était à Marseille et il
le sait. S'agit-il alors, qu'il soit coupable ou
innocent,
d'une nouvelle tentative pour égarer les enquêteurs?
Il devait pourtant se douter que cet argument ne
résisterait pas longtemps à une enquête plus
poussée. Est-ce la pression plus forte, le flot des
questions plus
insistantes
qui lui firent accepter ce qu'on lui suggérait?
Peut-être. Cet élément intervient
en tout cas dans la seconde partie de l'interrogatoire,
certainement plus "serrée", à un
moment où l'on avait abordé l'enlèvement
de la fillette et où sa résistance
pouvait commencer à s'ébranler.
La
présentation
du pantalon à Ranucci
est beaucoup plus intéressante. Il reconnaît
qu'il le portait au moment de l'accident mais refuse
l'évidence des taches de sang. Un coupable
aurait-il pris le risque incroyable et stupide de
conserver cet indice si compromettant? Oui, aux yeux
des policiers. A l'inverse, ne peut-il être
le signe manifeste de son innocence? Peut-être.
Ranucci sait que son pantalon est taché de
sang mais il semble en ignorer l'origine.
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Mathieu Fratacci décrit à sa manière
la suite de la garde à vue:
"
A l'époque, la garde à vue était
de vingt-quatre heures. Elle pouvait se prolonger
de nouveau pendant vingt-quatre heures, après
visite médicale obligatoire, et impérativement
sur décision du procureur de la République.
Dans le cas de Christian Ranucci, la garde à vue
n'a pas excédé vingt-quatre heures.
Il bénéficiait de temps de repos durant
lesquels personne ne l'interrogeait. Cette interruption
s'étendait d'un quart d'heure à une
demi-heure. Il pouvait aller aux W.C., se rafraîchir,
se détendre. Ces pauses intervenaient toutes
les deux heures environ. Dans la pratique, ces intervalles
varient selon les affaires.
Christian Ranucci se repose jusqu'à 8 h 30.
On va le chercher dans sa cellule. Vers 9 h, l'interrogatoire
recommence. Les deux équipes se relaient.
Toute la matinée se passe entre les auditions,
les confrontations, les examens médicaux,
les temps de repos. La séance est interrompue
par la visite du juge d'instruction, puis par celle
de deux médecins qui auscultent Ranucci et
contrôlent son état physique. Tout est
normal.
A midi, on descend Christian Ranucci dans les geôles
de l'Evêché pour qu'il y prenne son
déjeuner. Il est environ 13 h 30 lorsqu'il
en remonte."
Ainsi, selon
l'ancien policier, tout se serait passé conformément
aux règles en vigueur et au code de Procédure
Pénale.
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Code
de Procédure Pénale:
-
art. 64: Tout officier de police judiciaire doit
mentionner sur le procès-verbal
d'audition de toute personne gardée à vue
la durée des interrogatoires auxquels elle
a été soumise et des repos qui ont
séparé ces interrogatoires, le jour
et l'heure à partir desquels elle a été gardée à vue,
ainsi que le jour et l'heure à partir desquels
elle a été soit libérée,
soit amenée devant le magistrat compétent.
Cette mention doit être spécialement émargée
par les personnes intéressées et au
cas de refus il en est fait mention. Elle comportera
obligatoirement les motifs de la garde à vue.
Elle doit également figurer sur un registre
spécial tenu à cet effet dans tout
local de police susceptible de recevoir une personne
gardée à vue.
Dans
un arrêt du 17 mars 1960, la chambre
criminelle de la Cour de cassation précisait
toutefois que ces règles n'étaient
pas prescrites à peine de nullité. "Leur
inobservation, si elle engage la responsabilité personnelle
des officiers de police judiciaire qui les ont méconnues,
ne saurait entraîner, par elle-même,
la nullité des actes de la procédure
s'il n'est pas démontré que la recherche
et l'établissement de la vérité s'en
sont trouvés viciés fondamentalement".
Décrets
- Art. D. 10: Lorsqu'ils exécutent une commission
rogatoire ou agissent selon la procédure des crimes
et délits flagrants ou sur la réquisition du préfet
en application de l'article 30 du Code de procédure
pénale, les officiers de police judiciaire établissent
des procès-verbaux séparés pour chacun des actes
qu'ils sont appelés à faire.
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Deux procès-verbaux ont été rédigés
pendant la garde à vue de Christian Ranucci.
Celui cité précédemment et le
procès-verbal de seconde audition du 6 juin à 14
heures dans lequel les aveux furent enregistrés.
Aucun
de ces procès-verbaux ne fait mention
de ce qu'impose le Code de Procédure Pénale.
Plus troublant encore. Rien de ce qui se déroula
au cours de la garde à vue ce 6 juin 1974
entre 2 heures 30 et 14 heures ne fut consigné par
procès-verbal. Ni les interrogatoires successifs
de Ranucci, ni les confrontations négatives.
Seules les dépositions des époux Aubert
furent enregistrées. Puis celles de Mrs Guazzone
et Rahou, qui reconnaissaient Ranucci.
Quelles
conclusions en tirer? Peut-on
affirmer, comme Mathieu Fratacci, que "tout
est normal" et considérer que finalement
l'essentiel est de faire avouer un assassin?
La
recherche de la vérité ne
doit pas dispenser ceux qui
en sont chargés
du respect des règles de procédure
qui leur sont imposées. Car la vérité ainsi
obtenue ne
pourrait bien être
que celle de la pression populaire et médiatique,
celle qui
écarte systématiquement tout ce qui
viendrait la contredire. Mais elle ne saurait
en aucune façon être
celle dont la procédure pénale
se veut garante.
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Et Mathieu Fratacci de poursuivre
avec la même rigueur: "Les auditions reprennent à 14
h. C'est au cours de cette seconde partie que nous
le présentons une nouvelle fois aux époux
Aubert. Cette seconde confrontation a raison de sa
résistance. Il craque. Il est 16 h".
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