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Quand, selon vous, Christian Ranucci a-t-il réalisé qu'il
allait être guillotiné?
Jamais.
Il ne l'a jamais réalisé, jusqu'à la
guillotine. Quand il a été exécuté,
nous nous attendions à une crise de nerfs de
sa part. Il s'est laissé guillotiner, si je
puis dire, d'une façon passive. Il ne s'est
absolument pas débattu, il n'a pas crié,
il n'a absolument pas manifesté d'effroi, il
n'a jamais perdu son sang-froid.
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Paraissait-il résigné?
Il
paraissait être à l'extérieur de
ce qui lui arrivait.
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Avez-vous senti des reproches dans son regard?
Non,
bien au contraire. Maître Isorni, avec qui j'avais
parlé, m'avait raconté s'être fait "engueuler" et
traiter d'incapable par l'un de ses clients qui devait être
guillotiné. On craignait donc beaucoup la réaction
de Christian Ranucci, qui finalement fut tout autre.
Car quand ils l'ont saisi pour le réveiller
dans sa cellule et l'entraver immédiatement,
il s'est senti agressé et a dit "je vais
le dire à mes avocats." C'était
terrible pour nous, car on avait le sentiment d'être
encore son dernier rempart.
Non, il n'y a eu aucun reproche de sa part, aucun. On aurait
peut-être préféré en avoir, d'ailleurs...
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Dès qu'elle fut décidée, l'exécution
devenait inéluctable. Vous ne pouviez donc plus
rien faire pour celui qui était encore votre
client et en même temps vous deviez être à ses
côtés.
C'est
une impression vertigineuse. Je sais que ce que je
vais vous dire est banal, mais au fond c'était
comme un mauvais rêve. Vous avez vraiment le
sentiment quand vous assistez à cela, que c'est
faux, que c'est factice. Pour plusieurs raisons. D'abord
parce que cela se passe exactement comme la description
en a été faite au cinéma ou dans
les livres: le verre de rhum, le prêtre qui arrive
et qui demande s'il veut entendre la messe, la dernière
cigarette. Puis le terrifiant se mêle au dérisoire.
J'avais lu pas mal d'anecdotes sur les exécutions.
Prenez le cas de la cigarette, Pollack m'avait raconté qu'il
avait lui aussi assisté à une exécution
capitale et que son client avait fumé une cigarette
puis en avait demandé une deuxième. Et
l'avocat général avait répondu "ah
non, il ne faut pas exagérer". Cette exécution à laquelle
avait assisté Pollack, était celle d'Hamida
Djandoubi, un unijambiste à qui on avait revissé la
jambe de bois pour aller à l'échafaud.
Mais
ce que vous dites est juste. On a le sentiment d'assister à l'inéluctable
et c'est une situation exceptionnelle dans la vie d'un
individu.
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Qu'a-t-on présent à l'esprit pendant
toutes ces minutes?
Il
est très difficile de dire ce que l'on ressent.
D'abord, vous ne savez pas quoi lui dire, trouver les
mots. Quelle phrase dire à quelqu'un qui va
mourir dans trois minutes? Courage? Ca paraît
stupide. Moi j'avais un mot que sa mère m'avait
laissé pour lui, parce qu'elle avait senti,elle, ça
c'est le sixième sens, celui du sang, que c'était
fini. Elle l'avait senti...
Non, on a un sentiment d'inutilité profonde. Mais difficile
de vous dire à quoi l'on pense car la situation est
irréelle et surréaliste.
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Qu'avez-vous fait après l'exécution?
Le plus dur ne commence-t-il pas à cet instant?
Oui,
voire même quelques jours après. Mais
dès le lendemain, vous vous dites: "qu'ai-je
vu? A quoi ai-je assisté?"
En sortant des Baumettes, vers cinq ou six heures, on est allé tout
simplement se coucher, on a essayé de dormir après
cette nuit blanche.
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Comment s'était passé cette attente,
de près de cinq heures, de l'exécution?
J'avais été prévenu
vers 23 heures. J'ai tout de suite appelé Lombard
et Fraticelli qui avaient reçu le même
appel que moi. Je leur ai dit "que voulez-vous
qu'on fasse?" Comme à l'époque,
mes parents occupaient une résidence non loin
des Baumettes, j'avais proposé à Lombard
et Fraticelli de nous y retrouver vers deux ou trois
heures du matin avant d'aller ensemble à la
maison d'arrêt. Nous avons attendu sans évidemment
savoir comment cela allait se passer, puisqu'aucun
de nous trois n'avait jamais assisté à une
exécution.
Nous craignions moins le guillotinage, à proprement
parler, que son premier regard. Qu'allait-on y lire? Qu'allait-on
lui dire? ... Et on n'a rien lu. Moi, je n'ai rien lu...
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Quand on l'a plaqué contre la bascule, s'est-il
retourné une dernière fois vers vous?
Non,
cela s'est passé de la manière suivante:
nous sommes arrivés aux Baumettes vers 3 heures
30. Tout le monde avait été prévenu,
c'était donc la cohue: CRS, journalistes. Une
fois à l'intérieur, nous avons rencontré tous
les protagonistes de l'exécution. Il y avait
notamment le juge Michel, le juge d'instruction témoin;
puis aussi Mr Obrecht, à qui j'ai refusé de
serrer la main.
Des couvertures recouvraient le sol pour étouffer le
bruit de nos pas. Nous sommes passés par les sous-sols
et avons fait tout un circuit pour aller le chercher. C'était
sinistre...
Nous avons ensuite refait le trajet inverse. Christian était
menotté, les mains dans le dos. Lombard et moi, le tenions
par l'épaule. Lombard a été très
bien parce qu'il avait l'âge d'être bien, il avait à l'époque
48-49 ans. Il le saoulait de paroles, lui disant "ne t'inquiète
pas, tu ne vas pas souffrir", des choses comme ça.
Ensuite, ils ont assis Christian à une petite table;
ils ont commencé à lui découper le col, à l'entraver.
Moi, ils m'ont laissé cinq minutes avec lui. Les autres étaient
derrière. Je lui ai lu le mot de sa mère, je
l'ai tutoyé en lui parlant. Puis les bourreaux sont
arrivés et nous ont regardé en nous demandant
s'ils pouvaient y aller. J'ai dit "oui". On a fait
mine de l'accompagner et à ce moment-là ils ont
ouvert une porte donnant sur une cour de promenade où était
installée la guillotine.
Je pensais qu'elle serait dissimulée par un rideau mais
là, je l'ai vue... dans toute son horreur. Et honnêtement,
ni Lombard ni moi, n'avons regardé physiquement. Seul
Fraticelli a regardé, il voulait voir. Il a eu le courage,
peut-être, je n'en sais rien, de regarder la décapitation.
Le
dernier regard de Christian, je l'ai eu à la
petite table. Après je ne l'ai plus vu que de
dos partir vers la guillotine. Mais là on a
détourné le regard. Nous nous sommes
embrassés, Lombard et moi. La plupart des gens
présents n'ont pas regardé, non plus.
Michel était blanc comme un cierge, plaqué contre
le mur. Il n'a pas prononcé un seul mot, il était
terrifié...
Puis
j'ai entendu un jet d'eau, pour nettoyer tout cela.
C'était à vomir... Ensuite la porte s'est
refermée...
Les
gens nous ont salué, comme si nous étions
la famille, le jour de l'enterrement. On était
un peu la famille, d'ailleurs. Mais tout cela était
tellement surréaliste.
Enfin, à la
sortie des Baumettes, nous nous sommes demandés
qui allait appeler Mme Mathon pour lui annoncer que
son fils venait d'être guillotiné. Lombard
a accepté. Elle s'était endormie sans
le savoir, mais elle l'avait senti, Dieu merci, elle
l'avait senti...