Entretiens: Jean-François Le Forsonney
Dernière mise à jour: 29 septembre 2004

 

 
 

L'exécution



- Quand, selon vous, Christian Ranucci a-t-il réalisé qu'il allait être guillotiné?

Jamais. Il ne l'a jamais réalisé, jusqu'à la guillotine. Quand il a été exécuté, nous nous attendions à une crise de nerfs de sa part. Il s'est laissé guillotiner, si je puis dire, d'une façon passive. Il ne s'est absolument pas débattu, il n'a pas crié, il n'a absolument pas manifesté d'effroi, il n'a jamais perdu son sang-froid.

- Paraissait-il résigné?

Il paraissait être à l'extérieur de ce qui lui arrivait.

- Avez-vous senti des reproches dans son regard?

Non, bien au contraire. Maître Isorni, avec qui j'avais parlé, m'avait raconté s'être fait "engueuler" et traiter d'incapable par l'un de ses clients qui devait être guillotiné. On craignait donc beaucoup la réaction de Christian Ranucci, qui finalement fut tout autre. Car quand ils l'ont saisi pour le réveiller dans sa cellule et l'entraver immédiatement, il s'est senti agressé et a dit "je vais le dire à mes avocats." C'était terrible pour nous, car on avait le sentiment d'être encore son dernier rempart.
Non, il n'y a eu aucun reproche de sa part, aucun. On aurait peut-être préféré en avoir, d'ailleurs...

- Dès qu'elle fut décidée, l'exécution devenait inéluctable. Vous ne pouviez donc plus rien faire pour celui qui était encore votre client et en même temps vous deviez être à ses côtés.

C'est une impression vertigineuse. Je sais que ce que je vais vous dire est banal, mais au fond c'était comme un mauvais rêve. Vous avez vraiment le sentiment quand vous assistez à cela, que c'est faux, que c'est factice. Pour plusieurs raisons. D'abord parce que cela se passe exactement comme la description en a été faite au cinéma ou dans les livres: le verre de rhum, le prêtre qui arrive et qui demande s'il veut entendre la messe, la dernière cigarette. Puis le terrifiant se mêle au dérisoire. J'avais lu pas mal d'anecdotes sur les exécutions. Prenez le cas de la cigarette, Pollack m'avait raconté qu'il avait lui aussi assisté à une exécution capitale et que son client avait fumé une cigarette puis en avait demandé une deuxième. Et l'avocat général avait répondu "ah non, il ne faut pas exagérer". Cette exécution à laquelle avait assisté Pollack, était celle d'Hamida Djandoubi, un unijambiste à qui on avait revissé la jambe de bois pour aller à l'échafaud.
Mais ce que vous dites est juste. On a le sentiment d'assister à l'inéluctable et c'est une situation exceptionnelle dans la vie d'un individu.

- Qu'a-t-on présent à l'esprit pendant toutes ces minutes?

Il est très difficile de dire ce que l'on ressent. D'abord, vous ne savez pas quoi lui dire, trouver les mots. Quelle phrase dire à quelqu'un qui va mourir dans trois minutes? Courage? Ca paraît stupide. Moi j'avais un mot que sa mère m'avait laissé pour lui, parce qu'elle avait senti,elle, ça c'est le sixième sens, celui du sang, que c'était fini. Elle l'avait senti...
Non, on a un sentiment d'inutilité profonde. Mais difficile de vous dire à quoi l'on pense car la situation est irréelle et surréaliste.

- Qu'avez-vous fait après l'exécution? Le plus dur ne commence-t-il pas à cet instant?

Oui, voire même quelques jours après. Mais dès le lendemain, vous vous dites: "qu'ai-je vu? A quoi ai-je assisté?"
En sortant des Baumettes, vers cinq ou six heures, on est allé tout simplement se coucher, on a essayé de dormir après cette nuit blanche.

- Comment s'était passé cette attente, de près de cinq heures, de l'exécution?

J'avais été prévenu vers 23 heures. J'ai tout de suite appelé Lombard et Fraticelli qui avaient reçu le même appel que moi. Je leur ai dit "que voulez-vous qu'on fasse?" Comme à l'époque, mes parents occupaient une résidence non loin des Baumettes, j'avais proposé à Lombard et Fraticelli de nous y retrouver vers deux ou trois heures du matin avant d'aller ensemble à la maison d'arrêt. Nous avons attendu sans évidemment savoir comment cela allait se passer, puisqu'aucun de nous trois n'avait jamais assisté à une exécution.
Nous craignions moins le guillotinage, à proprement parler, que son premier regard. Qu'allait-on y lire? Qu'allait-on lui dire? ... Et on n'a rien lu. Moi, je n'ai rien lu...

- Quand on l'a plaqué contre la bascule, s'est-il retourné une dernière fois vers vous?

Non, cela s'est passé de la manière suivante: nous sommes arrivés aux Baumettes vers 3 heures 30. Tout le monde avait été prévenu, c'était donc la cohue: CRS, journalistes. Une fois à l'intérieur, nous avons rencontré tous les protagonistes de l'exécution. Il y avait notamment le juge Michel, le juge d'instruction témoin; puis aussi Mr Obrecht, à qui j'ai refusé de serrer la main.
Des couvertures recouvraient le sol pour étouffer le bruit de nos pas. Nous sommes passés par les sous-sols et avons fait tout un circuit pour aller le chercher. C'était sinistre...
Nous avons ensuite refait le trajet inverse. Christian était menotté, les mains dans le dos. Lombard et moi, le tenions par l'épaule. Lombard a été très bien parce qu'il avait l'âge d'être bien, il avait à l'époque 48-49 ans. Il le saoulait de paroles, lui disant "ne t'inquiète pas, tu ne vas pas souffrir", des choses comme ça. Ensuite, ils ont assis Christian à une petite table; ils ont commencé à lui découper le col, à l'entraver. Moi, ils m'ont laissé cinq minutes avec lui. Les autres étaient derrière. Je lui ai lu le mot de sa mère, je l'ai tutoyé en lui parlant. Puis les bourreaux sont arrivés et nous ont regardé en nous demandant s'ils pouvaient y aller. J'ai dit "oui". On a fait mine de l'accompagner et à ce moment-là ils ont ouvert une porte donnant sur une cour de promenade où était installée la guillotine.
Je pensais qu'elle serait dissimulée par un rideau mais là, je l'ai vue... dans toute son horreur. Et honnêtement, ni Lombard ni moi, n'avons regardé physiquement. Seul Fraticelli a regardé, il voulait voir. Il a eu le courage, peut-être, je n'en sais rien, de regarder la décapitation.

Le dernier regard de Christian, je l'ai eu à la petite table. Après je ne l'ai plus vu que de dos partir vers la guillotine. Mais là on a détourné le regard. Nous nous sommes embrassés, Lombard et moi. La plupart des gens présents n'ont pas regardé, non plus. Michel était blanc comme un cierge, plaqué contre le mur. Il n'a pas prononcé un seul mot, il était terrifié...

Puis j'ai entendu un jet d'eau, pour nettoyer tout cela. C'était à vomir... Ensuite la porte s'est refermée...
Les gens nous ont salué, comme si nous étions la famille, le jour de l'enterrement. On était un peu la famille, d'ailleurs. Mais tout cela était tellement surréaliste.

Enfin, à la sortie des Baumettes, nous nous sommes demandés qui allait appeler Mme Mathon pour lui annoncer que son fils venait d'être guillotiné. Lombard a accepté. Elle s'était endormie sans le savoir, mais elle l'avait senti, Dieu merci, elle l'avait senti...

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