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Estimez-vous que ce fut une erreur de plaider l'innocence
face au climat de haine qui entourait le procès
et à l'attitude de Christian Ranucci, dont vous
vous doutiez certainement qu'elle ne jouerait pas en
sa faveur?
C'est
la grande question. Mais quel est le devoir de l'avocat?
Est-ce de plaider la version qu'il croit stratégiquement
la meilleure?
Fraticelli voulait le faire. Il voulait qu'on plaide les circonstances
atténuantes et que Ranucci reconnaisse sa culpabilité,
en espérant qu'on obtienne la perpétuité.
Je me risque à vous dire que si nous l'avions suivi,
nous aurions peut-être obtenu les circonstances atténuantes
et lui aurions évité la guillotine. Peut-être.
Il y avait sept chances sur dix que ça marche. Mais
il y avait aussi trois chances sur dix que cela ne marche pas.
Encore fallait-il convaincre Ranucci. Car nous ne pouvions
plaider sa culpabilité et les circonstances atténuantes
sans son accord. Et persuader son client de reconnaître
sa culpabilité pour le meurtre d'une enfant de huit
ans, ce n'est pas évident.
Si nous arrivions à le persuader du bien-fondé de
cette stratégie, et que nous obtenions gain de cause,
tant mieux. Mais si nous échouions, que nous aurait-il
dit? "Je suis innocent, vous m'avez convaincu de plaider
ma culpabilité alors que je ne pense pas être
coupable et maintenant ils viennent de me condamner à mort."
Qu'aurions-nous fait?
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Christian Ranucci n'aurait pas accepté que vous
plaidiez sa culpabilité?
Jamais.
Par conséquent, pouvait-on déontologiquement
se séparer de lui à l'audience? Vous
savez, nous sommes allés à l'audience
complètement paniqués. Pourquoi? Parce
que nous n'avions pas de plan de secours. Notre plan
comportait les éléments suivants: il
est innocent; la portière, le couteau, la champignonnière
posent problème. Nous devions également
expliquer son attitude, pourquoi il avait avoué;
nous en avions des choses à expliquer. C'aurait été tellement
plus simple de dire à la cour: "ce garçon,
en toute innocence, a fait monter une gosse dans sa
voiture; il a eu un accident; il s'est affolé;
la gosse a crié et il l'a tuée. Mais
il a vingt ans. Et on ne guillotine pas un garçon
de vingt ans. On l'enferme en prison. Vous avez, dans
cette affaire, des éléments de doute
qui pourront s'éclairer dans quelques années.
Ne le privez pas d'une chance de révision."
Ca passait peut-être. Je serais tenté de vous
dire que cela passerait aujourd'hui, mais à l'époque,
c'était de l'hystérie contre lui..
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Vouloir plaider son innocence et en même temps
demander une encéphalographie gazeuse, n'était-ce
pas inconciliable?
Bien
sûr que c'était inconciliable, mais d'un
autre côté nous devions aussi nous demander
si ce garçon était bien normal.
Si je plaidais aujourd'hui cette affaire, je la plaiderais
d'une façon radicalement différente. Je tenterais
d'abord d'installer avec le jury un rapport, non pas de complicité,
le mot est péjoratif, mais de connivence intellectuelle,
qui consiste à dire aux jurés: "Avant de
plaider, nous devons discuter avec notre client. Je vais vous
dire: j'ai un problème avec ce garçon, le même
problème que vous, et qui est de dire: d'accord, vous êtes
innocent, mais alors expliquez-moi ce qui s'est passé.
Mais il ne l'explique pas. Et mon devoir est d'attirer votre
attention sur le fait qu'il y a dans ce dossier des éléments
de doute suffisants pour que vous évitiez des sanctions
définitives."
Malheureusement nous n'avons pu installer ce rapport. De plus
Ranucci a été absolument odieux à l'audience.
Par conséquent, envisager l'hypothèse qu'il n'était
pas normal, pour simplifier, en demandant l'encéphalographie
gazeuse tout en plaidant l'innocence, c'était évidemment
un jeu perdu d'avance, et d'ailleurs on l'a perdu. Mais Ranucci
n'aurait jamais accepté qu'on plaide les circonstances
atténuantes.
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Après l'incident des procès-verbaux en
fin de session, tout le monde a cru à la cassation.
Oui,
j'avais fait ajouter au procès-verbal des débats
que ces pièces ne nous avaient pas été communiquées
dans le cadre de l'instruction. Nous avons donc cru
tenir un bon moyen de cassation.
La Cour de cassation n'a pas accepté car je crois qu'elle
n'a pas eu le courage de casser. Pourtant elle aurait dû le
faire. Dans tous les pays civilisés, c'aurait été un
moyen de cassation. Mais elle n'a pas osé.
Tous les professionnels croyaient d'ailleurs que le jugement
serait cassé mais aussi que Christian Ranucci serait
grâcié. Et je pense que le jury croyait également
qu'il le serait. Malheureusement ce ne fut pas le cas.
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J'ai toujours eu le sentiment que vous éprouviez, à l'égard
de Paul Lombard, de la rancune pour vous avoir refusé de
l'accompagner à l'Elysée.
Oui,
car autant mon inexpérience m'avait handicapé au
cours de la procédure et m'avait empêché d'être à la
hauteur de l'évènement, autant je pensais
qu'elle constituait avec mon jeune âge un formidable
atout au stade du recours en grâce. Lombard en
convient d'ailleurs aujourd'hui.
J'aurais voulu dire au Président de la République: ""Si
le recours en grâce existe, c'est parce que c'est un
droit régalien, au sens historique du terme, c'est-à-dire
qu'à un moment il faut confier au prince la compétence
et la possibilité pour interférer entre ce que
réclame l'opinion publique, ce que justifie peut-être
l'institution judiciaire, et les considérations d'humanité,
de civilisation. Ce gosse a vingt ans; il y a, dans ce dossier,
des éléments quand même un peu bizarres.
Et puis le grâcier ne veut pas dire qu'il va sortir de
prison. Ce n'est qu'une mesure de clémence qui laisse
la porte ouverte à un procès en révision".
Voilà ce que j'aurais essayé de lui dire et je
me sentais capable de le faire bien plus efficacement que Paul
Lombard. Oui, je lui en ai voulu d'y aller tout seul.