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N'avez-vous jamais perçu, dans son discours ou son
attitude, la moindre faille qui aurait pu laisser entrevoir
une simulation de sa part?
Son
attitude me paraissait sincère. Quand je lui ai
dit, avant l'audience des assises, "on va avoir un
problème avec votre couteau, s'il est bien à vous",
il m'a regardé avec le même air de convivialité que
vous en me disant: "oui, c'est vrai, vous avez raison,
je vais dire qu'il n'est pas à moi". Je lui
ai alors dit: "attendez, ce n'est pas ce que je vous
dis, mais cela ne vous gêne pas?". Et il m'a
répondu: "oui, mais je n'en sais rien... Mais
vous avez raison, il vaut mieux dire qu'il n'est pas à moi."
J'en conclus que si c'était un pervers, il l'était
fortement. Et ce n'était qu'un gamin de vingt ans.
Les
psychiatres distinguent dans l'attitude d'un individu par
rapport à quelque chose qui lui est reproché,
deux axes qui ne doivent pas, disent-ils, être confondus:
l'axe du mensonge et l'axe du déni.
Si vous volez mon briquet et que vous dites ensuite que ce
n'est pas vous, vous savez que vous mentez. C'est l'axe du
mesonge. En revanche, lorsque vous commettez un acte épouvantable
puis que vous affirmez que ce n'est pas vous, en croyant ce
que vous dites, vous êtes dans le déni. Vous refusez
psychologiquement d'accepter ce que l'on vous reproche.
Nous
rencontrons beaucoup de gens qui sont dans le déni.
Ils ne mentent pas. A leurs yeux, ils sont innocents; ils
refusent, au sens propre du terme, leur culpabilité,
car endosser la responsabilité de leur acte leur serait
trop insupportable. L'un des signes du déni est également
le pinaillage sur des détails. L'individu ne vous
donne aucune explication rationnelle sur le fond, il va plutôt
pinailler sur des détails sans la moindre importance.
Mais seul un psychiatre peut distinguer le déni du
mensonge, pas un avocat.
Ranucci était-il dans le déni ou le mensonge?
Je ne peux vous répondre. Je ne l'ai en tout cas jamais
pris en flagrant délit, à mon égard, de
duplicité. Jamais, jamais. C'est quand même un
point capital.
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Le plus troublant, dans la démarche intellectuelle
de Christian Ranucci, est de n'avoir cherché qu'à se
convaincre, lui, de son innocence, puis d'avoir estimé que
sa propre certitude devait être partagée et
devait s'imposer aux autres.
C'est
très juste et c'est tout le problème de ce
garçon.
Lors de notre premier entretien, il ne niait pas sa culpabilité puisqu'il
me disait: "c'est obligatoirement moi car des témoins
m'ont reconnu."
Mais à partir du moment où, à ses yeux,
des éléments pouvaient détruire ces témoignages,
il en concluait qu'il n'était pas coupable et que la
cour d'assises allait être une apothéose et qu'on
allait lui dire: "Monsieur, excusez-nous." Aussi
n'a-t-il pas cherché à être sympathique
lors du procès, où il fut odieux.
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Ceci n'explique-t-il pas qu'il ait donné le sentiment
d'être en perpétuel décalage avec la
réalité de sa situation?
C'est
le problème de tous les gens dans sa situation.
Vous savez, c'est un traumatisme fort d'être accusé d'un
crime et d'être incarcéré, sans commune
mesure avec les traumatismes auxquels nous pouvons être
confrontés dans notre vie quotidienne. Car nous
sommes distraits, au sens éthymologique du terme,
de ces soucis par nos obligations professionnelles ou autres.
Alors qu'un détenu, accusé d'un crime, est
dans une bulle et, toute la journée, il ne pense
qu'à cela. Rien ne le distrait. Donc la vision qu'il
a de sa situation est nécessairement un peu troublée.
Pour
en revenir à la personnalité de Ranucci et
au crime dont il a été reconnu coupable,
tuer un enfant est une transgression grave mais enlever
un enfant ne l'est pas moins. Les expertises psychiatriques
doivent donc, à mon avis, trouver, à l'intérieur
d'un individu, des traces qui expliquent ce comportement.
On ne peut pas vivre normalement pendant vingt ans et basculer
tout d'un coup. Ranucci a eu une enfance un peu balottée,
mais comme nombre de gens, ce qui n'en fait pas des tueurs
de petite fille. Il a eu des petites amies, a fait normalement
son service militaire; il avait été élevé par
une mère qui était un peu mère poule.
Mais je n'ai jamais obtenu d'explication rationnelle sur
l'enlèvement ou plutôt la prise en charge
de cette gosse. Et rien chez Ranucci n'a été décelé psychiatriquement
qui puisse expliquer qu'il ait pu enlever cette enfant.
Ses rapports avec moi étaient sincères, souriants,
détendus. Une confiance s'était même installée
entre nous. Je vous assure que c'était très préoccupant.