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Quelle était la réaction de Christian
Ranucci sur les déclarations des époux
Aubert?
Vous
savez, Ranucci était un drôle de type,
vraiment pas très coopératif. Il était
très absent de son affaire.
Nous lui avons très souvent tendu la perche en lui demandant
s'il n'avait vu personne sur cette RN8bis. En vain.
Lorsque je suis allé le voir la première fois
dans les geôles du palais de justice, je lui ai d'abord
demandé s'il confirmait ses aveux. J'attendais un vague
début d'explication pour tenter d'installer entre nous
un rapport avocat-client en lui disant: "moi, je ne suis
pas là pour vous enfoncer la tête". Je lui
ai donc demandé: "est-ce bien vous qui avez tué cette
gosse? Donnez-moi une explication." Sa seule réponse
fut: "c'est obligatoirement moi". Je lui ai dit: "oui,
mais vous, qu'est-ce que vous me dites? C'est moi ou ce n'est
pas moi?" Et toujours la même réponse: "c'est
obligatoirement moi, des témoins m'ont reconnu."
Donc, dès le premier jour, il s'est installé en
biais en disant: "je ne conteste pas ma responsabilité,
je suis l'auteur de ce crime parce que des témoins m'ont
reconnu."
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A quel moment avez-vous commencé à douter
de sa culpabilité?
A
l'époque, j'étais encore un gamin. Aujourd'hui,
je ne raisonnerais peut-être pas de la même
façon. Mais ce qui me frappait chez ce garçon,
c'était sa passivité. L'expérience
vous apprend que l'on peut toujours expliquer les comportements
humains.
Ce qui était très déroutant chez Ranucci,
c'est que durant le premier tiers de l'instruction, où il
ne niait pas sa culpabilité, on ne s'expliquait pas
de manière rationnelle pourquoi il avait pu enlever
un enfant. Car, avant de s'interroger sur sa culpabilité et
sur l'assassinat, il fallait expliquer l'enlèvement.
Etait-il concevable d'enlever une petite fille de huit ans
pour aller se promener avec elle? Oui, si l'on est un peu pervers
ou pédophile. Mais vraiment ce garçon n'avait
rien de cela. Rien, dans son passé, ne pouvait le justifier.
Et dire à une petite fille "monte dans ma voiture,
on va aller se promener", pour moi c'est aussi transgressif
que de la tuer. C'est en tout cas du même ordre.
Donc, quand je le prenais en amont et que je lui disais "Mais
Ranucci, quelle idée vous a pris de faire monter cette
gosse à bord?", j'avais affaire à un mur.
Au début, il était dans sa culpabilité,
il disait "oui, bon, je l'ai emmené promener, je
ne savais pas", puis après, petit à petit,
il s'est mis à dire "ce n'est pas moi qui ai fait
cela", ou "non, je n'ai pas enlevé cette gosse,
je ne me souviens pas d'avoir enlevé cette gosse."
En vérité, cette affaire est diabolique. Quand
on en discutait avec Lombard, on n'arrivait pas à comprendre
pourquoi les témoins de l'enlèvement, Jean Rambla
et Eugène Spinelli, ne reconnaissaient pas Ranucci ni
sa voiture. Et là Ranucci ne nous était pas d'une
grande utilité.
Mais encore une fois Ranucci ne peut être coupable du
meurtre que s'il est coupable de l'enlèvement. S'il
n'est pas coupable de l'enlèvement, il n'est pas coupable
du meurtre. A moins qu'il n'ait croisé, à un
moment, la route de l'assassin; au pire il est complice. Mais
pourquoi n'en n'a-t-il jamais parlé? Pourquoi s'est-il
laissé guillotiner sans dénoncer quiconque? C'est
très problématique. Je n'ai pas d'explication
sur ce qui s'est passé, Perrault non plus.
Pour
répondre à votre question, je me suis
vraiment interrogé sur sa culpabilité quand
on a commencé à raisonner sur le pull-over
rouge et quand Mme Mattei nous a dit avoir eu affaire à un
individu au pull-over rouge.
Lorsqu'elle est venu me dire que ses enfants avaient été importunés
par cet individu, j'ai d'abord cru à un témoignage
de complaisance. Puis je me suis aperçu, en compulsant
la presse, que le contrôleur général Cubaynes étayait
son témoignage en commentant l'arrestation de Ranucci,
puisqu'il disait: "l'individu n'en n'était pas à sa
première tentative, à son premier méfait,
puisqu'il avait déjà aggressé des enfants",
et là il citait indirectement Mme Mattei. Cela signifiait
donc qu'elle avait déposé à l'époque
et qu'après confrontation avec Ranucci, elle ne l'avait
pas reconnu, et que par conséquent ce ne pouvait être
lui. J'en ai donc conclu qu'elle disait la vérité.
Le pull-over rouge posait donc un vrai problème. Et
sa présence dans la galerie était parfaitement
incongrue. Il était tout neuf, trop grand pour Ranucci,
rouge vif; ce n'était pas un pull-over ordinaire. Et
de plus, on était au mois de juin. Mais personne ne
savait ce qu'il faisait là, ni Rahou, ni Guazzone. Personne.
Non, il y a, à l'évidence, chez Ranucci un blanc
entre son accident et son réveil dans la champignonnière.
Soyons prudent avant d'en tirer des conclusions définitives,
mais s'il est bien l'assassin de la fillette, cela fait de
lui un coupable préoccupant, car il va chercher du secours
pour se faire sortir de la galerie, attirant ainsi sur lui
l'attention de témoins. Et il n'a vraiment pas l'air
de quelqu'un qui vient de tuer une gosse.
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L'amnésie dont aurait souffert Christian Ranucci.
Comment expliquer son caractère quelque peu
sélectif, puisqu'il se souvenait de l'accident
mais de rien avant ni après?
L'amnésie,
si elle existe, est pathologique; c'est un trouble.
Il ne faut pas chercher du rationnel dans l'amnésie.
Nous nous sommes demandés si Ranucci n'avait pas été bouleversé par
quelque chose qu'il avait vu et auquel il aurait été mêlé par
sa simple présence.
Ceci dit, je ne suis pas psychiatre et j'ignore si une amnésie
peut être sélective.
Dans mes rapports personnels avec lui, qui étaient importants,
je lui ai très souvent dit: "Mais Ranucci, on va
avoir beaucoup de mal à expliquer que vous êtes
innocent si vous ne me dites pas quelque chose". Et je
le faisais avec beaucoup de précaution. " Dites-moi
que vous avez vu passer une ombre et on construira là-dessus." Je
m'attendais à ce qu'il saute sur l'occasion, mais il
me répondait invariablement: "non, je n'ai rien
vu, je ne sais pas."