Entretien: Gilles Perrault
Dernière mise à jour: 29 septembre 2004

 



- Certains de vos détracteurs ont affirmé que vous n'aviez travaillé qu'à partir des procès-verbaux, sans rencontrer les témoins de l'affaire. Que leur répondez-vous?

Dans une affaire aussi grave, où une enfant a été assassinée et un jeune homme décapité, vous n'avez pas intérêt à raconter ou à écrire n'importe quoi.
Beaucoup de témoins ont été effrayés de l'ampleur prise par cette affaire, puis par mon livre et par le film de Michel Drach. J'ai donc rencontré tous ceux qui acceptaient de me recevoir à un moment où, Ranucci ayant été exécuté, on ne parlait plus de l'affaire.
Je suis arrivé, par exemple, au garage d'Eugène Spinelli, sans lui avoir écrit ou téléphoné. Il a répondu tout naturellement à mes questions. Les Aubert, comme la juge Di Marino, ont, en revanche, refusé de me recevoir, ce qui était leur droit. Je n'ai par contre pas retrouvé les Martinez.
J'ai aussi rencontré les amis d'enfance de Christian Ranucci, sa maîtresse niçoise. De même, j'ai pu converser avec le capitaine Gras, puis le commissaire Alessandra. Celui-ci m'a reçu alors qu'il ne me connaissait pas, convaincu que j'allais écrire un livre sur les trente plus belles affaires criminelles du siècle et sur les brillants policiers de la sûreté de Marseille. Lorsqu'il s'est rendu compte que je connaissais très bien le dossier, il est devenu très méfiant et a mis fin à notre entretien de près de trois quarts d'heure. Alessandra m'a cependant dit des choses très intéressantes, notamment qu'il croyait à l'existence de l'homme au pull-over rouge.
En résumé, je peux vous assurer que j'ai fait une longue et minutieuse enquête sur le terrain en rencontrant le maximum de gens dont j'avais retrouvé la trace et qui avaient bien voulu me rencontrer.

- Comment avez-vous eu connaissance de l'existence des confrontations négatives qui n'ont fait l'objet d'aucun procès-verbal? Je pense bien évidemment à la première confrontation entre les époux Aubert et Christian Ranucci. Certains policiers se sont-ils confiés à vous?

Non, les policiers, à l'issue de mon entretien avec Alessandra, leur patron, ont compris qu'un emmerdeur avait débarqué à Marseille et qu'il fallait lui fermer toutes les portes possibles.
Ce sont les journalistes présents à l'Evêché qui ont parlé d'une séance d'identification classique, d'un "tapissage" en terme de police, qui n'avait rien donné. La reconnaissance de Ranucci par les Aubert n'a eu lieu qu'après, lorsque le commissaire Alessandra organisa une confrontation dans son bureau entre Ranucci et le couple témoin. On peut donc s'y fier car les journalistes n'avaient aucun doute sur la culpabilité de Christian Ranucci et l'on ne comprendrait pas pourquoi ils auraient imaginé cette confrontation.
On peut en tout cas s'interroger sur l'absence de procès-verbal pour toutes les séances d'identification négative. Or, on sait qu'un grand nombre de témoins, notamment pour ce qui concerne les agissements de l'homme au pull-over rouge, ont été confrontés à Ranucci: Mr Martel, Mme Mattei, sa fille, la copine de celle-ci, puis bien sûr Eugène Spinelli et Jean Rambla. Et aucun d'entre eux n'a reconnu Christian Ranucci.

- Le témoignage très évolutif des époux Aubert suscite bien des questions. Pensez-vous, comme Jean-François Le Forsonney, qu'ils ont voulu minimiser l'importance de leur témoignage pour ne pas être soupçonnés de non assistance à personne en danger?

Ce peut être une hypothèse en effet. Oublions un instant les Aubert et imaginons la situation suivante: vous êtes mêlé indirectement à un accident; vous suivez un automobiliste, vous le voyez sortir de la voiture avec une petite fille et vous apprenez deux jours plus tard que cette fillette a été retrouvée poignardée et assassinée au même endroit. Vous vous retrouvez dans une situation délicate car cela signifie que cette petite fille a été tuée à vingt mètres de vous, que vous n'êtes pas intervenu, ou à tout le moins que vous n'avez pas tenté d'intervenir. Vous êtes reparti sans même avertir les gendarmes. Bref, vous n'avez rien fait du tout. C'est ce que l'on appelle de la non assistance à personne en danger. Car si l'on ne peut vous demander de mettre votre propre vie en péril, on attend de vous au moins une tentative d'intervention. Et là, pas la moindre réaction.
Il est donc évident que, devant l' énorme émotion qui bouleverse la région, un couple dans cette situation est vulnérable, surtout s'il est installé socialement. Ceci pourrait par conséquent expliquer les arguments invoqués par eux, à savoir qu'ils ne se sont pas rendus compte de ce qu'ils voyaient, qu'ils ont aperçu un homme sortir de la voiture avec un paquet volumineux, ensuite que ce paquet est devenu une fillette silencieuse et qu'enfin cette fillette, décrite dans le détail vestimentaire, s'est mise à parler et à demander "qu'est-ce qu'on fait maintenant?"
Par ailleurs, le temps est l'ennemi de la mémoire; chez les Aubert, c'est l'inverse, la mémoire leur revient de plus en plus jusqu'à l'identification de Christian Ranucci.
Puis enfin le scénario décrit par eux devient problématique sinon improbable lorsqu'ils indiquent que le conducteur est sorti par sa portière et a fait le tour du véhicule. Car la portière conducteur est bloquée, ce qui complique le déroulé des faits, l'homme devant d'abord faire sortir la petite fille, au risque de la voir fuir vers la voiture qui les suivait en pleurant et en demandant du secours.


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