Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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    Le juge Lernould convoque l'ancien légionnaire au palais de justice de Nîmes. Celui-ci maintient fermement son témoignage. Il est certain d'avoir vu le véhicule de M. Tangorre stationné rue Sainte-Cécile aux heures qu'il a indiquées. Oui, mais voilà, il n'est pas très sûr de sa montre. Il l'a achetée à un marchand ambulant, et de temps en temps, «elle lui fait des caprices». Il se souvient qu'il a regardé l'heure instinctivement en revenant de jeter sa poubelle à cause du suspect qu'il venait d'apercevoir près de la 4 L verte.

    — Sur le cadran digital, à la place des heures, j'ai vu un 2 d'abord, mais je suis moins sûr du deuxième chiffre. J'ai eu l'impression que c'était un 1.

    — Est-ce que le deuxième chiffre aurait pu être un 2?

    — Ça, je ne peux pas vous le dire,

    Vittorio est néanmoins à peu près sûr que le cadran affichait 21 heures car cette heure correspondait à son emploi du temps. Quarante-cinq minutes pour rentrer de chez son ex-femme, un quart d'heure pour faire la vaisselle et porter sa poubelle dans le conteneur collectif.

Îles du Frioul    Le juge essaie de lui faire préciser les horaires : M. Dell'Andrea déclare avoir vu la voiture au retour du Frioul entre 17 et 18 heures. Mais bien qu'il soit sorti à 19 heures pour raccompagner son fils et qu'il soit revenu vers 20 h 45-21 heures, à aucun moment il ne signale avoir vu la voiture ; ce n'est que plus tard, en apercevant un inconnu essayer d'ouvrir une portière, qu'il évoque de nouveau sa présence.

    L'ancien légionnaire est certain qu'elle était là. Il est difficile de trouver une place de stationnement à Marseille. Si la 4 L verte avait été bougée, son conducteur aurait eu de la peine à la garer dans la rue à son retour, et surtout à la même place. Elle était là depuis le matin, elle était encore là à 17 heures, toujours là à 21 heures. Il en déduit qu'elle n'a pas été déplacée.

    Ce témoignage va provoquer une affaire dans l'affaire. Les gendarmes vont enquêter tous azimuts, à la demande du juge. Ils entendent Luciano, le fils de l'ancien légionnaire. Il confirme le témoignage de son père, la journée au Frioul, les coups de soleil, sauf qu'il ne pense pas qu'il l'ait raccompagné jusque chez sa mère à la cité du parc de la Rose, mais qu'il l'a quitté à la station de métro Castellane pour le laisser rentrer seul. En tout cas, il n'a pas prêté attention à la présence d'une 4 L verte en stationnement devant le domicile de son père.

    L'ex-épouse de M. Dell'Andrea est également entendue. L'adjudant Vinais, de la brigade des recherches de Nîmes, l'interroge, le 7 décembre, en compagnie d'un collègue marseillais, comme le veut le code de procédure. Aucun des deux n'est frappé par l'état de santé de cette femme. L'audition est courte. Elle indique qu'elle a gardé de bons rapports avec son « ex », que leur fils Luciano va le voir régulièrement. Elle signale également qu'à l'époque où elle vivait avec lui il avait une bonne mémoire et que, de toute façon, il notait tout ce qu'il avait à faire et tout ce qu'il avait fait.

    Elle ne peut pas se souvenir si, le 23 mai, son fils est allé au Frioul avec Vittorio, «mais ils y allaient souvent», précise-t-elle. Depuis peu, Luciano prend seul le métro. Il rejoint ainsi son père chez lui. Il arrive parfois que Vittorio le ramène, tantôt à 18 heures, tantôt à 20 heures, une fois même à 23 heures. Elle ajoute que son ex-mari reste alors un moment: «Une demi- heure lorsqu'il n'a pas bu, une heure et plus lorsqu'il est soûl.» L'enquêteur note. Ce qu'il ne note pas, c'est que la femme qu'il vient d'entendre est en train de mourir. Elle va décéder dix jours plus tard, le 18 décembre, d'une tumeur au cerveau. Ce jour-là, son ex-mari venu lui apporter la pension alimentaire de leur fils en atteste, elle tenait déjà des propos incohérents.

    Néanmoins, et jusqu'au procès où le président ira jusqu'à dire au témoin : «Votre femme affirme que vous êtes un ivrogne!» le dossier fera ressortir «l'intempérance» de Vittorio Dell'Andrea, alors que dans ses antécédents personne, parmi ses anciens chefs, ne le signalera.

    On lui reproche aussi une inscription dans son agenda quelques jours après sa sortie avec Luciano au Frioul : « Stop bib » (« bib » pour biberonner). L'ancien légionnaire s'explique:

    - Je buvais trois à quatre canettes de bière par jour. Je devais entrer en stage en juin. Cette inscription était un rappel pour que je cesse tout à fait de boire.

    Il pense qu'on a profité de l'état d'incohérence dans lequel la maladie plongeait sa femme pour lui faire déclarer qu'il était un ivrogne.

    Au président, qui lui répétera cette accusation au cours du procès, il répondra sans se fâcher, paisiblement:

    - Je suis un bon vivant.

    Et le plus terrible, c'est qu'en dehors de cette malheureuse en train de mourir d'une tumeur au cerveau, personne n'a jamais accusé Vittorio Dell'Andrea de s'adonner à la boisson, même pour maintenir les traditions de la Légion.

    Quant au témoignage de son fils, le témoin précisera, après le procès, dans une lettre au procureur:

    «Vous m'avez attaqué sur une contradiction entre moi (quarante-cinq ans) et mon fils (treize ans). Dans sa déclaration, on peut lire au début qu'il ne se souvenait pas du 23 mai 1988... C'est l'enquêteur qui, petit à petit, lui posait des questions et, vu son manque de mémoire, lui suggérait les réponses. Exemple: Peut-être votre père s'est trompé de jour..., etc. Or, il n'y a qu' un lundi de Pentecôte par an et je suis formel sur la journée du 23 mai. J'ai des photos prises au Frioul, l'une porte la date du 23 mai, l'autre celle du 4 juin. J'en déduis qu'on lui a fait signer n'importe quoi.»

    Tout au long de l'instruction, et jusqu'après le procès, Vittorio Dell'Andrea reste un «témoin suspect». Le qualifiant d'ivrogne, on essaie de démontrer que son «acharnement» à témoigner de la présence à Marseille de la 4 L verte de Tangorre, alors que le dossier a besoin, si l'on veut maintenir l'accusation, qu'elle soit à ce moment-là sur le lieu des viols, dans le champ de pommiers nîmois, a une raison plus profonde.

    Ce témoignage n'est pas innocent, l'ancien légionnaire pourrait avoir un compte à régler avec la justice. Et l'on trouve: il y a plus de vingt ans, dans son pays, en Vénétie, il a été impliqué, à tort, dans une affaire de vol qualifié. Un témoin l'avait reconnu sur les photos. Condamné à quatre ans et demi de prison, il a été acquitté «en un quart d'heure», dit-il, par la cour d'appel de Venise car le témoin qui l'accusait s'était trompé.

    C'est à la suite de cette affaire qu'il s'est engagé dans la Légion où il a servi pendant dix-sept ans, laissant à ses chefs le souvenir d'«un bon militaire, robuste, sportif, intelligent, sérieux, compétent, d'une tenue irréprochable». Seul bémol dans ce concert de louanges, Vittorio a un tempérament «bouillant», susceptible de lui attirer des ennuis en dehors du service. Seule, cette dernière caractéristique sera citée en cour d'assises, par la partie civile, il est vrai, mais sans que la cour la rappelle à un minimum d'objectivité vis-à-vis d'un homme qui, en témoignant, accomplit son devoir de citoyen.

    Les gendarmes courent la rue Sainte-Cécile, interrogent trente-quatre personnes qui habitent entre le 75 et le 105. Cinq d'entre elles seulement se souviennent du week-end de la Pentecôte. Quatre uniquement du mouvement créé par le baptême. Un seul, Vittorio Dell'Andrea, se rappelle la voiture en stationnement parce qu'elle était garée en face de chez lui et qu'il n'y en a pas deux, dans la rue, qui ait la même couleur. Ce vert pomme, on ne l'oublie pas!

    Eh bien, il se trompe, Vittorio! Tout en bas de la rue, au n° 26, les enquêteurs trouvent une 4 L verte semblable à celle de Tangorre. Elle appartient à Mme Gloria Calvet, qui habite au 34. On l'interroge : jamais elle ne se range aussi haut dans la rue.

    Il ne peut donc y avoir confusion. On entend le chef de l'éclairage public de Marseille, Jean-Louis Le Floch. Il explique que cet éclairage a été mis en fonction le 23 mai, à 21 h 08, et qu'aucune anomalie d'allumage n'a été signalée.

    Il reste encore à vérifier le trajet parcouru par Vittorio Dell'Andrea et par Luciano. On le reconstitue: rue du Berceau, boulevard Baille, place Castellane, le métro, onze stations jusqu'à Frais-Vallon, l'avenue Jean-Paul-Sartre et enfin la cité du parc de la Rose: trente-six minutes à l'aller, quarante au retour. C'est dans les temps indiqués par le témoin.

Drapeau de la Légion étrangère    Après le procès, le 29 avril 1992, Vittorio Dell'Andrea adresse au procureur général Cazenave une lettre dans laquelle il déballe franchement ce qu'il a sur le coeur. La manière dont on a interrogé son ex-femme à dix jours de sa mort, et son fils, âgé de treize ans. Il s'insurge contre la mise en cause de son témoignage même après qu'il a juré, devant la cour d'assises, sur le drapeau de la Légion, qu'il disait la vérité.

    «J'ai fait mon devoir de citoyen intègre et intransigeant, écrit-il en conclusion. L'enseignement que j'en tire est amer comme la bile et, ce qui est pire, c'est que je ne suis plus certain que la police et ses supérieurs accomplissent un travail irréprochable.»

    Que penser de cette longue histoire ? Que le témoignage de M. Dell'Andrea peut être suspecté parce qu'il émane d'un voisin de la famille Tangorre ? Mais qui d'autre que quelqu'un habitant la rue Sainte-Cécile aurait pu témoigner de la présence d'une voiture garée dans cette rue? Peut-on imaginer, comme les gendarmes, que M. Dell'Andrea se soit trompé de jour? Il n'est pas possible de soutenir cette hypothèse. La sortie du Frioul s'est bien déroulée le 23 mai, le lundi de Pentecôte. Le fils, l'ex-femme du témoin le confirment. D'ailleurs, M. Dell'Andrea l'a noté dans son agenda et aussi sur une photo prise ce jour-là au Frioul.

    Une seule divergence dans ce témoignage: le fils de M. Dell'Andrea pense que son père ne l'a raccompagné que jusqu'au métro Castellane et l'a laissé continuer tout seul.

    — Ce sont les enquêteurs qui lui ont suggéré cette réponse car Luciano, en vérité, ne se souvenait de rien, accuse M. Dell'Andrea.

    Beaucoup de bruit pour rien. Qu'il soit rentré plus tôt ou plus tard, cela ne change pas grand-chose. Il aurait fallu, pour rester dans les temps de la reconstitution du trajet supposé de Tangorre entre Nîmes et Marseille, qu'il ne revoie pas la 4 L verte avant 23 heures.

    A ce moment-là, il dormait depuis longtemps.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



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