Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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Roger Colombani    Luc Tangorre a été condamné à dix-huit ans de réclusion sans que l'on soit en mesure de dire laquelle de ces hypothèses exprime la vérité.

    La Ligue des droits de l'homme qui demande, en même temps que le syndicat de la magistrature et de nombreuses personnalités, unè réforme de la procédure de la cour d'assises, observe, dans un document rendu public: «Certaines décisions, aussi bien des acquittements que des condamnations, donnent le sentiment d'avoir été rendues sans qu'aient été respectés les principes essentiels d'une justice impartiale garantissant les droits des parties au procès.»

    En énumérant les points qui, dans le déroulement des poursuites, sont le plus contestés, la déclaration de la Ligue aurait pu s'inspirer du procès Tangorre, ce qui n'est pas le cas.

    «Il est anormal », poursuit le document, «que des enquêtes criminelles soient confiées à des services de police ou de gendarmerie inexpérimentés qui les conduisent parfois sans grande rigueur, selon leur intime conviction.

    Il est anormal que la police scientifique et la médecine légale ne disposent pas de moyens nécessaires pour mener leurs travaux avec rigueur.

    Il est anormal que l'information du juge d'instruction ne soit pas véritablement contrôlée par la chambre d'accusation.

    Il est anormal que l'instruction à l'audience soit confiée au président de la cour d'assises avec les dérives inévitables de ce pouvoir sans véritable contrôle.

    Il est anormal que les décisions les plus lourdes de notre droit soient rendues selon la seule intime conviction des membres du jury, sans aucune motivation.

    Il est anormal, enfin et surtout, que les arrêts de cette juridiction ne soient pas susceptibles d'appel.»

    On croirait passer en revue les raisons qui font que le procès Tangorre ne peut pas satisfaire les citoyens épris de justice. Coupable? Innocent? Une enquête plus approfondie, mieux orientée, aurait sans doute permis d'approcher la vérité de plus près. On a le sentiment que les faits ne se sont pas déroulés comme il est dit dans le dossier. Ce n'est peut-être qu'une impression a contrario, renforcée par la volonté des enquêteurs et du magistrat instructeur de ne pas rechercher d'autre cause à ce crime que le comportement «pervers» (non reconnu, d'ailleurs, par les experts) de l'accusé.

Les débats, dirigés par un président qui ne joua pas pleinement son rôle d'arbitre, n'ont pas aidé à mieux comprendre cette affaire, à dissiper les ombres du dossier.

    Ainsi, à force de parti pris, en se basant sur le passé judiciaire de l'inculpé plus que sur les actes qu'on avait à juger, on est parvenu à une sanction d'une rigueur disproportionnée par rapport aux faits. L'une des peines les plus lourdes prononcées par une cour d'assises pour une affaire semblable. En agissant de la sorte les juges et les jurés se sont cantonnés dans un rôle répressif.

    Au terme de quatre années d'enquête et d'un long procès, ils ont finalement condamné un inconnu. A l'issue des débats, on pouvait encore se demander quelle était la vraie personnalité de Luc Tangorre. Un récidiviste qui n'a pas eu de chance? Un psychopathe? Mais alors, la peine prononcée aurait dû être assortie d'une obligation de soins. A moins que Tangorre n'ait été simplement un coupable idéal.

    On ne le saura jamais. L'idée qu'on ait pu condamner un homme sur un dossier incomplet, sans avoir établi ce qui aurait motivé ses actes, provoque un sentiment de frustration et d'injustice.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



Pierre Vidal-Naquet    Quand je reçus en 1983 le livre de Jean-Denis Bredin, L’Affaire, je lui écrivis à peu près immédiatement qu’il était bien de venger l’honneur du capitaine, mais qu’il y avait à Marseille, aux Baumettes, un jeune homme condamné pour une série de viols. L’histoire, que je raconte à la fin du tome II de mes Mémoires, peut se résumer ainsi: pendant l’été de 1983, j’appris d’un de mes neveux qu’un de ses camarades, Luc Tangorre, étudiant en gymnastique, avait été condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour une série de viols dans les quartiers sud de Marseille. Il protestait avec la dernière énergie de son innocence, paraissait avoir des alibis sérieux.

    Jean-Denis Bredin et mon propre frère, avocat à Marseille, prirent son affaire en main. Une jeune femme, chercheuse au CNRS, avait pris la tête du Comité de soutien. L’homme impressionnait. Mon frère alla le voir en prison et me dit: «Ou bien il est innocent, ou bien il faut l’engager tout de suite à la Comédie française.» Je me battis sur tous les terrains, allai voir Robert Badinter puis François Mitterrand. Une grâce partielle lui fut accordée en 1988 et il sortit de prison. Hélas, on apprit que, le 29 mai 1988, un jeune homme qui lui ressemblait comme un frère avait violé deux étudiantes américaines. Mon frère fit son devoir d’avocat jusqu’au bout, mais le dossier de l’accusation était cette fois solide, et il aurait fallu d’immenses complicités pour le supposer truqué, et je ne pus m’en convaincre.

    J’avouai mon erreur après la condamnation, et Le Monde publia mes regrets dans son numéro du 15 février 1992. Je sais très bien que, depuis, ma parole a perdu singulièrement de poids. François Hartog, ici présent, se souvient certainement qu’il m’avait mis en garde dès les premiers jours contre la comparaison que j’avais faite entre l’affaire Tangorre et l’affaire Dreyfus, identifiant par exemple l’expert psychiatre qui avait enfoncé Luc Tangorre dans la première affaire à l’ineffable Bertillon, l’expert en graphologie de l’accusation contre Dreyfus. François Mitterrand lui-même avait été hésitant: «Je comprends, me dit-il, qu’on soit accusé à tort d’un viol, mais de dix viols? Comment est-ce possible?» J’avais dans mon camp sa secrétaire, Paulette Decraene, et son épouse Danielle. Ce n’est pas un souvenir dont je sois particulièrement fier aujourd’hui.

Pierre Vidal-Naquet - Mes affaires Dreyfus, 24 janvier 2006



    POUR LUC TANGORRE


    C’est comme la première fois. Mais cette fois-ci, ruée de la presse, et des conséquences encore bien plus graves pour lui et les siens.

Marie Laffranque    Délits semblables. Indices accablants, à première vue, contre Luc. Mais à y regarder de plus près, on s’est aperçu qu’en 1981, aucun ne prouvait que Luc soit coupable, et que l’ensemble ne suffisait pas non plus. Quant au ‘coupable’, il n’avait rien pour être tel. Comme on le connaissait, comme nous l’avons connu depuis, il avait tout d’un innocent. Et de fait, Luc, mis en liberté conditionnelle il y a 8 mois, après 6 ans et 10 mois de prison, a déjà fait déposer auprès de la Justice, par son avocat, un dossier de demande de révision.

    L’affaire recommence, mais pas à zéro. La première affaire Luc Tangorre retrouve dans la presse son apparence intouchable. Elle pèse sur le scénario suivant, et sur l’impression du public. Est-ce que par hasard l’une prouve l’autre? Ni dans un sens, ni dans l’autre. Mais si, cette fois-ci, la première condamnation entraîne une reconstitution ou une interprétation orientée, quelle qu’en soit la raison, cette reconstruction sera inévitablement mieux «construite», le scénario défavorable à Luc mieux fait, il y aura moins de trous que dans le précédent.

    Je dis: si, et je dis quelle qu’en soit la raison. Car il n’est pas question de donner dans la paranoïa, mais bien d’envisager les possibilités réelles qui peuvent accabler Luc injustement. Il n’est pas question non plus de tomber dans l’erreur que nous reprochons à d’autres : d’accuser – sans raison, sans connaître le dossier, sans avoir entendu Luc – des gens que nous ne connaissons pas. Lui-même ne le voudrait pas.

    Luc, nous le connaissons. Nous lui avons fait confiance jusqu’ici. Nous avons jusqu’ici, s’il se dit innocent, toute raison de le croire. Il n’a pas le caractère de l’emploi, ni la vie – passée ou présente – qui y correspond. Nous avons appris à l’aimer, à l’estimer : aimer et estimer les gens, n’est ce pas une façon de les connaître, de les comprendre, aussi valable à priori que celle qui consiste à les poursuivre, même avec la plus grande conscience professionnelle?

    Pour ma part, je suis près de Luc quoi qu’il arrive

Marie Laffranque



    LETTRE DE Mme ANNIE BOUIT (extrait)


    Je soussignée Mme Annie Bouit, déclare sur mon honneur, avoir eu Luc au téléphone le 23 mai 1988. Mon fils et ma belle-fille étaient présents lors de ma conversation téléphonique. On m'a appelée à témoigner aux Assises où j'ai déclaré la vérité.

    Je ne comprends pas comment un Président a pu dire aux Jurés le contraire de ce que j'avais déclaré. Si je n'avais pas été présente à ce procès, je n'aurais jamais pu croire que l'on puisse agir de la sorte. C'est la raison pour laquelle je suis révoltée d'une telle injustice.



    LETTRE DE M. JEAN-PAUL BOUIT (extrait)


    Monsieur le Président,

    J’étais aussi au procès de Luc Tangorre et je ne comprends pas ce qui vous pousse, vous, ‘la Justice’, à mettre en doute le témoignage de mes parents ; j’ai assisté à ce coup de téléphone, et même si je n’avais pas été là je pourrais témoigner avec certitude parce que, dans ma famille, systématiquement à chaque déplacement, nous téléphonons pour prévenir que tout s’est bien passé.

    Je suis monté plusieurs fois dans la voiture de Luc : la banquette arrière était cassée, et chaque fois j’étais obligé de me retenir fortement sur le siège avant ; je suis sûr que vous connaissez, vous (la justice) cet élément, alors pourquoi l’avoir dissimulé? (...)

Jean-Paul Bouit



    Nous avons eu l’autorisation d’assister à ces débats (on nous l’a dit) pour pouvoir nous convaincre de la culpabilité de Luc et en persuader ses amis et groupes de soutien.

    Au contraire, nous avons vu une machine judiciaire cruelle, traitant avec a priori et injustice un accusé condamné d’avance par une instruction qui visait avant tout à démontrer cette culpabilité. Nous avons vu un président de cour d’assises ne jouant pas le rôle de modérateur qu’il aurait dû tenir, refusant presque toutes les demandes venant de la défense, et se substituant souvent à la partie civile pour insidieusement déconsidérer les témoins et témoignages à décharge.

    Il reste d’énormes zones d’ombre après ce procès. Et ceux qui en ont le pouvoir doivent chercher à répondre à toutes les questions qui ont été soulevées au cours de ces journées. Afin qu’un éventuel nouveau procès soit conduit avec le souci réel de connaître TOUS les éléments, TOUS les visages des protagonistes, et leur histoire. Afin surtout que les jurés ne soient pas entraînés dans un tourbillon de déformations, d’exagérations et d’esbrouffe, et qu’ils puissent, en toute conscience et en toute liberté, remplir leur devoir de juges.

    Quant à nous, au fur et à mesure que nous nous penchions sur les notes et réfléchissions aux débats auxquels nous avions assisté, notre conviction s’est affermie que Luc est victime d’un imbroglio épouvantable, et que son grand tort est de vouloir à toute force et par tous les moyens démontrer et crier son innocence. Discret, soumis, il eût été moins condamné, bien qu’à tout prix coupable.

    Il est temps de se demander réellement pourquoi en 1981 un homme qui a des alibis pour plusieurs crimes a été condamné comme s’il en était l’auteur, et pourquoi en 1988 ce même homme, estimé de tous et qui a en outre des témoins fermes et dignes de foi, est de nouveau condamné pour un crime semblable.

    Pour nous, nous savons seulement qu’on ne peut pas répondre par sa prétendue culpabilité. Elle a été affirmée, elle n’a pas été établie, ni par l’instruction, ni par les débats, et en l’état, il aurait dû être acquitté.

Claire-Lise Foiret et Marie Laffranque



LETTRE OUVERTE A JENNIFER ET CAROLE


    Moi aussi j’étais au procès de Luc Tangorre, tout près, derrière vous, et je voudrais vous poser la question qui m’a été posée par le Président de la Cour d’assises, une fois ma déposition terminée:

    Comment est-ce possible? Comment accorder vos déclarations et les miennes?

    Expliquez-le moi ! Les avocats de mon ami l’ont alors demandé haut et fort. Mais à ce moment-là, vous étiez absentes, la loi vous autorisant à ne pas assister à la défense de cet homme dont vous n’avez pas pu prouver qu’il était bien l’auteur du viol que vous aviez vécu.

    Expliquez-moi, comment cet homme pouvait me téléphoner à l’heure précise où vous dites atteindre ensemble, dans sa propre voiture, le verger de l’abomination ? On a dit que je m’étais trompée d’une heure ! Moi… je peux, en même je dois me tromper… ainsi que mes deux parentes dans un ensemble surprenant pour des gens ignorant tout de votre version des faits.

    Vous, on ne peut suspecter votre parole!

    Permettez, puisque la Justice suspecte la mienne, que je doute de la vôtre.

    Expliquez-moi pourquoi, vous rappelant les moindres détails du personnage, de la voiture, de son équipement, expliquez-moi pourquoi l’une le voit nu et l’autre habillé, pendant l’heure et demi où vous avez subi toutes les deux, dans une 4L, les violences que vous dénoncez ?

    Expliquez moi comment vous ne pouvez pas vous souvenir de qui « y est passée la première »?

    Expliquez-moi, puisque vous dites avoir passé dans le véhicule de Luc plusieurs heures de voyage et d’insupportable sport, comment vous ne vous êtes pas aperçu de la banquette arrière qui n’était pas bien arrimée brinquebalait au moindre mouvement?

    Expliquez-moi pourquoi vous dites pouvoir sortir du funeste véhicule quelques minutes après avoir dit qu’il était bloqué par les branches?

    Expliquez-moi pourquoi l’examen de ce viol, pratiqué à l’hôpital cinq heures après l’avoir subi, ne montre que des spermatozoïdes peu nombreux, fortement altérés et sans flagelles ? Ils auraient dus être innombrables et vigoureux, en proportion du nombre d’assauts décrits et vécus si récemment.

    Expliquez-moi comment vous pouvez reconstituer de mémoire la maquette d’un livre simplement entrevu… au millimètre près?

    Expliquez-moi pourquoi, à vous, on autorise 4 versions du trajet parcouru, jusqu’à faire une répétition générale avant la reconstitution, afin que votre parcours, tronqué, rentre enfin parfaitement dans les horaires exposés?

    Lorsque lui se contredit on crie au fou, lui qui, enchainé, n’a aucune latitude d’action, lui qui doit prouver son innocence!

    Expliquez-moi plutôt ce qui s’est réellement passé!

    On a dit de lui qu’il s’est muré dans sa vérité ; mais ne l’êtes-vous pas, vous aussi, dans la vôtre, si fort, que toutes ces questions, ainsi que bien d’autres, fondamentales – vitales -, ne trouvent pas de réponses ? Et à cause de vos affirmations acharnées, parfois contradictoires, sinon incohérentes, un homme de 33 ans, estimé de tous, va étioler sa vie en prison.

    Jennifer va bientôt voir naître d’elle un bel enfant, et sans doute Carole un jour fondera une famille ; à travers ces années où, jeunes femmes, vous verrez s’épanouir la vie autour de vous, rappelez-vous toujours qu’à la suite de vos récits, sans preuves formelles et incontestables d’un viol, 12 personnes ont enterré vivant un homme qui aurait pu être votre ami, comme il est et sera toujours le mien, innocent des actes abominables dont vous l’accusez je ne sais pas pour quelles raisons.

Claire-Lise Foiret
Dimanche, le 9 Février 1992



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