Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des jeunes filles

    Le palais de justice de Nîmes, à côté des arènes romaines, est un vieux bâtiment, l'un des derniers en France où les salles d'audience sont encore agencées «à l'ancienne»; la cour siège sur une estrade devant le public, les jurés et l'accusé prenant place dans des boxes face à face. Les avocats se trouvent en contrebas devant l'accusé. Aujourd'hui, dans la grande majorité des cours d'assises, les magistrats et les jurés siègent ensemble, au même niveau. Ce n'était pas le cas à Nîmes, le 3 février 1992, jour où s'ouvre le procès Tangorre.

    Pour égayer l'ambiance, Paul Lombard rappelle qu'un édit royal autorisait les avocats à entrer à cheval dans le palais. On sourit à cette évocation, mais bien vite, les visages se tendent de nouveau. L'atmosphère est à couper au couteau. Il n'y a même pas ce brouhaha de hall de gare qui monte de la salle des pas perdus, les jours de grands procès.

    D'ailleurs, l'assistance est clairsemée.

Marie Laffranque    C'est ce qui frappe tout d'abord Claire-Lise Foiret, lorsqu'elle arrive ce matin-là au palais de justice en compagnie de Marie Laffranque. Chercheur au C.N.R.S., Marie Laffranque est une spécialiste de Garcia Lorca. Sa connaissance du poète et de son oeuvre fait référence dans le monde entier. Frappée par la poliomyélite à l'âge de cinq ans, elle est condamnée depuis à ne se déplacer que dans un fauteuil roulant. Agée de soixante-dix ans, elle est physiquement très faible et il faut souvent la porter. Elle ne peut pas voyager seule. Ce handicap ne l'empêche pas de manifester en permanence une énergie, un dynamisme exceptionnels. Claire-Lise a proposé de veiller sur elle puisqu'elles doivent toutes deux témoigner au procès.

    A Nîmes, elles ont été accueillies par des soeurs dont le couvent se trouve à proximité du palais de justice. Bien qu'arrivées dans la nuit, le matin dès 8 h 30 elles sont au palais. Claire-Lise découvre la salle d'audience «aménagée pour impressionner», les journalistes qui, en attendant l'ouverture des débats, parlent entre eux, déjà persuadés que l'accusé est coupable.

    Juste avant l'audience, dernière concertation des avocats. Vont-ils plaider tous les cinq ? Trois plaidoiries suffiraient, pensent-ils. Qui les prononcera? La question reste posée.

    9 heures. L'huissier annonce : «La cour!» L'assistance se lève. La robe rouge du président Maurice Maleval jette une tache de lumière dans la salle grise. Ses deux assesseurs s'installent à ses côtés. L'avocat général, lui aussi en rouge, prend place à son tour.

Le président de la Cour d'Assises    Le président est un Ardéchois de cinquante-trois ans, qui a été juge à Lyon avant d'être détaché, pendant quatre ans, par le ministère des Relations extérieures à Djibouti. Depuis 1987, il est conseiller à la cour d'appel de Nîmes.

    Un regard circulaire sur la salle pour s'assurer que tout est en place. Les cinq avocats de la défense — pourquoi diable sont-ils si nombreux? les deux représentants de la partie civile. Devant les travées réservées aux journalistes, Marie Laffranque dans son fauteuil roulant. De l'autre côté, les plaignantes, accompagnées de deux hommes vêtus sobrement — des parents? des gardes du corps? —, eux-mêmes encadrés de deux gendarmes. Elles ont les traits tendus, crispés. Claire-Lise Foiret les décrit: «Strictement vêtues de sombre, colliers de perles et boucles d'oreilles assorties, cheveux blonds, plats et souples... L'air plus jeune que leurs vingt-cinq ans. Jessica, qui s'est mariée aux Etats-Unis avec un Français, est enceinte de cinq mois.»

    Marilyn esquisse un sanglot, comme un hoquet, en s'asseyant. Un dernier coup d'oeil pour s'assurer de la présence du service d'ordre. Tout est en place.

    — Introduisez l'accusé!

    Luc Tangorre entre, visiblement nerveux. Il s'est entêté jusqu'au bout, il n'a pas voulu venir au procès sans ses sept cents cotes entassées dans des sacs en plastique. Quelques rires fusent dans la salle.

    Il reconnaîtra plus tard son erreur :

    — C'était folklorique. J'avais l'air d'arriver avec un camion de déménagement. Ce dossier, les gens n'ont pas senti tout ce qu'il représentait pour ma défense. Au contraire, on m'a pris pour un fou de procédure.

    Le président n'apprécie pas cette entrée de comédie. Il s'étonne de cet amas de documents apportés par l'inculpé.

    — Vous avez déjà cinq avocats...

    — Je connais bien mon affaire.

    — On ne veut pas vous empêcher de vous défendre.

    Le ton est donné. Le président sait que son dossier n'est pas parfait, mais il est visiblement convaincu de la culpabilité de l'accusé et il va faire en sorte que les jurés le soient aussi. D'ailleurs, d'entrée, il est visible que le courant ne passe pas entre Tangorre et le président Maleval. La seule façon qu'il a d'ordonner à l'accusé : « Levez-vous », « Asseyez-vous » indique sa disposition d'esprit à son égard.

Avocats de la défense    Face à des avocats de talent, à un accusé qui aime faire du cinéma, le président Maleval n'est pas décidé à s'en laisser conter et il le montre franchement, sans chercher à le dissimuler derrière quelques bons mots et un peu d'humour.

    — Ça va être une guerre de tranchées, fait remarquer Paul Lombard qui voit combien la tension qui règne déjà sur le procès va compliquer la tâche de la défense.

    L'installation du jury confirme ce sentiment. Le tirage au sort, après quelques récusations de la défense et de l'accusation, a fini par désigner six femmes et trois hommes. Les jurés vont prendre place, le visage fermé, sans jeter un regard sur l'accusé. Me Pelletier et Me Lombard ont averti leur client:

    — Nîmes est une cité protestante, rigide, relativement protégée du banditisme. Les jurés, ici, ne sont pas réputés pour leur clémence.

    Luc Tangorre en fait aussitôt l'expérience.

    — J'aurais voulu leur faire comprendre, ne serait-ce qu'à travers un regard, que j'étais différent de l'image qu'allaient leur donner de moi le procureur et le président, mais comprenant ma démarche, ils tournaient la tête. Je sentais confusément que leur religion était déjà faite et, qu'à moins d'un miracle, je n'avais à attendre d'eux aucune indulgence.

    Une discussion s'instaure sur une demande de huis clos par la partie civile. Le président et l'avocat général n'y sont pas favorables, mais la loi est formelle : si la partie civile persiste, la cour devra s'incliner. Elle persiste. Les débats se dérouleront donc hors la présence du public. Seuls les parents, après leurs dépositions, et les journalistes accrédités assisteront aux audiences. Trois autres témoins, Marie Laffranque, Claire-Lise Foiret et le père Testemale, ancien directeur d'un collège que fréquenta Tangorre, pourront être présents.

    Là-dessus, l'audience est levée. Les avocats de Tangorre courent se concerter au Cheval blanc. Il ne s'est encore rien passé ; pourtant, l'ambiance n'est pas à l'optimisme.

    — Nous étions plus près de la Berezina que d'Austerlitz, se souvient Jean-Louis Pelletier.

    Effectivement, les débats se sont mal engagés. Tangorre, avec son déballage de dossiers, a indisposé le président, qu'on sent prêt à aller plus loin que l'accusation.

    Le président n'est d'ailleurs pas le seul à n'avoir pas apprécié l'entrée théâtrale de Luc Tangorre dans la salle d'audience. Un témoin de la défense est venu dire à l'un des avocats ce qu'il en pensait:

    — Ce n'était plus un homme défendant sa peau, mais une machine bien huilée qui avait parfaitement organisé sa défense. En le voyant arriver, j'ai plus senti le procédurier que l'homme injustement attaqué.

    Décidément, ça commençait mal!

    Un procès d'assises, c'est le dossier parlé: les enquêteurs viennent expliquer leurs enquêtes, les experts, leurs travaux, les témoins des faits disent ce qu'ils ont vu et les témoins de moralité donnent leur opinion sur le comportement des personnes incriminées. Tout cela est, en général, déjà consigné dans les procès-verbaux ou les rapports qui figurent dans le dossier. Il arrive toutefois que devant la cour et les jurés, dans l'atmosphère très particulière d'une audience, des témoignages se précisent ou s'estompent, des rapports se corsent ou s'affaiblissent. Un procès d'assises se déroulant deux ans au moins après les faits — celui de Tangorre a attendu quatre ans —, on s'aperçoit alors qu'avec le temps la mémoire n'est pas toujours fidèle et même qu'elle en prend parfois à son aise avec la réalité.

Gisèle Tichané    L'audience de l'après-midi du 3 février est réservée aux témoins de la défense. Ils sont onze qui n'ont que du bien à dire de Luc Tangorre. Plus que leur témoignage, c'est leur personnalité qui est importante : une religieuse, un chercheur, un prêtre enseignant, un préfet d'études, un professeur d'histoire. Un souffle d'émotion passe sur la salle d'audience au moment où Pierre Tichané est appelé. Il est là pour remplacer Gisèle, sa femme, morte en 1990. Il rappelle l'incident qui, dans le cabinet du juge Lernould, avait provoqué une syncope de Gisèle. Le juge lui avait reproché que, faisant libérer un coupable, elle lui avait permis de récidiver avec les deux Américaines:

    — Rien dans la procédure ne mentionne cet incident, fait remarquer la partie civile.

    — Je maintiens ce qu'elle m'a expliqué à son retour. L'inculpé prend la parole:

    — Elle a aussi mentionné cet incident dans plusieurs lettres.

    Pierre Tichané, en conclusion, indique qu'il n'est pas un inconditionnel de Luc Tangorre, mais que ce qui lui importe, c'est la vérité.

    — Gisèle, comme moi, pensions que le viol est une abomination, mais condamner un innocent est une autre abomination.

    Avec force, il recommande à la cour d'être vigilante dans ce sens.

    Encore quatre auditions de témoins cités par la défense, puis l'audience est suspendue jusqu'au lendemain.

    La deuxième journée du procès est la plus importante. Elle va être presque entièrement consacrée à l'audition des deux victimes, Jessica et Marilyn. Le dossier montre combien les auditions des jeunes filles ont subi de modifications, voire d'aménagements.

    Il a fallu trois reconstitutions du trajet emprunté par l'agresseur pour conduire les victimes dans une 4 L en mauvais état de Marseille à la pommeraie, à proximité de Nîmes, où il les a violées, pour que, enfin, bien qu'obtenu dans des conditions discutables, le dernier trajet concorde avec les horaires donnés par les Américaines. Pour y parvenir, il a fallu écourter une bonne partie du parcours qu'elles disaient pourtant avoir couvert, dans leurs premières déclarations, quelques heures seulement après les faits.

    Le dossier déjà nous dit tout ça. Il nous dit aussi l'incroyable périple de ces deux étudiantes « de très bonne famille » qui, brusquement, parce qu'on a évoqué devant elles, au tournoi de tennis de Roland-Garros, la beauté des paysages méditerranéens, décident d'aller voir si c'est vrai. Elles quittent Paris en stop sans rien dire à leur entourage. Des marins américains les conduisent à Marseille, puis un taxi, toujours en stop, à Toulon. Elles vont encore en stop à La Seyne, à la plage des Sablettes, puis retournent à Marseille où, encore et toujours en stop, elles sont embarquées par leur agresseur.

    Tangorre et ses proches attendent beaucoup de ces témoignages. La défense aussi, qui veut éclaircir les conditions dans lesquelles ces deux jeunes filles se sont lancées dans ce que Marilyn appellera à la barre « une envie d'un peu d'aventure ». En diront-elles un peu plus sur cette inexplicable fugue au soleil qui allait si mal se terminer ? Non ! Il faudra s'y résoudre, ceux qui attendaient des révélations, ou pour le moins l'approche d'une explication, en seront pour leurs frais. Ce qui s'est passé dans la nuit du dimanche au lundi, puis le jour qui a suivi jusqu'au moment où elles sont montées dans la 4 L verte à Marseille, elles le répéteront comme un horaire de chemin de fer. D'ailleurs, Charly Bensard, dans sa plaidoirie de partie civile, écartera tous ces détails:

    — Peu importe les heures. Les lieux mentionnés, le plein d'essence, la banquette, ce sont des points sans importance.

Palais des Papes    Ce n'est même pas la peine d'essayer de savoir si les circonstances dans lesquelles l'agression s'est déroulée correspondent réellement au récit des jeunes filles. Le trajet, par exemple : au début, elles avaient parlé d'Arles, d'Avignon, du palais des Papes. Jessica explique très bien pourquoi. C'était une méprise. Elle était déjà venue en France, à La Ciotat, quatre ans plus tôt. Pendant son séjour, les organisateurs du voyage, auquel participaient d'autres étudiantes américaines, avaient projeté une « découverte » des villes romaines autour d'Arles et de Nîmes. Jessica n'avait pas pu participer à cette sortie car elle avait la varicelle. Elle explique que les noms d'Arles et de Nîmes étaient dès lors restés liés dans sa mémoire. Lorsque les gendarmes l'avaient interrogée tout de suite après l'agression, elle avait donc cité Arles, parce que, dans son souvenir, il fallait absolument passer par Arles pour se rendre à Nîmes.

    Marilyn restera la matinée à la barre, Jessica la plus grande partie de l'après-midi. Elles confirmeront ce qui a déjà été arrêté au moment de la troisième reconstitution avec le juge Laporte.

    — Tout est bien en place, remarque Me Jean-Louis Pelletier à une suspension d'audience. La défense est piégée. Volontairement et astucieusement, on lui a enlevé toutes ses chances. Le dossier est devenu techniquement implaidable. On n'y trouvera pas le moindre indice qui permette de mettre en doute les déclarations de ces filles.

    Un seul élément pourrait encore semer un doute dans l'esprit des jurés: la banquette.

    — Rien de particulier pour la banquette, dit Marilyn.

    — Elle était très stable, affirme Jessica.

    — La banquette est fixe, assurera même l'avocat général Cazenave, pour faire bonne mesure.

    Cette histoire de banquette est un point important qui mériterait peut-être que la cour cherche à l'éclaircir car elle n'est pas fixe. Tangorre l'a ajoutée après avoir acheté la voiture et les crochets ne correspondent pas. Plusieurs témoins l'ont constaté le matin même de l'agression.

    Elle était fixe, disent les victimes.

    Fixe, confirme l'avocat général, qui se trompe.

    On ne s'attardera pas sur ce que Charly Bensard appelle un détail sans importance.

    Tout a été merveilleusement ficelé. Pascale Cuttulic-Jaouen s'est identifiée à ses clientes jusqu'à leur ressembler. Une sorte d'osmose s'est opérée entre elles, au point qu'on dirait une grande soeur qui a pris ses cadettes sous son aile. Jessica et Marilyn campent parfaitement leur personnage de victimes.

    — Elles sont bouleversantes de sincérité, note Me Lombard. Elles se tiennent par la main pour s'encourager. Elles sont impressionnantes de dignité, d'indignation.

    Elles pleurent beaucoup, remarque la défense.

Me Jean-Louis Pelletier    — Au fond, dit l'un des avocats, qu'apprenons-nous de ces jeunes femmes à travers l'instruction? Qu'elles pleurent! Je n'en veux pour preuve que le dernier interrogatoire de Mme Laporte. Tenez, regardez, dit-il à ses confrères: le juge d'instruction pose une question, Jessica ne répond pas, le greffier inscrit: «Notons que la partie civile, très émue, éclate en sanglots.» Nous retrouvons cette inscription à toutes les pages, trois ans après les faits (cet interrogatoire date de 1991). Peut-on considérer que les larmes sont une preuve de sincérité ? A moins qu'elles ne soient une échappatoire...»

    Le comportement de la partie civile, joint au climat de ce procès qui n'est pas favorable à l'accusé, va contraindre la défense à ne ferrailler avec elle qu'à fleurets mouchetés. Les attaques de front constitueraient une incongruité, une injure à la dignité des victimes. Celles-ci vont de ce fait passer à travers le procès sans que leur soit posée la moindre question gênante. Leur comportement à l'audience plus la protection dont elles ont bénéficié au cours des débats leur vaudront une immunité totale. Pas une fois les avocats de la défense ne seront en mesure de les mettre en difficulté. Mais s'ils avaient pu le faire, la cour et les jurés ne les auraient pas suivis. A la réunion qu'ils tiennent après l'audience, MeS Pelletier et Lombard s'interrogent sur les deux jeunes filles.

    A la suspension de la mi-journée, ils les ont rencontrées dans la rue. Elles faisaient du lèche-vitrines et semblaient y prendre un grand plaisir. Très décontractées, elles se tenaient par la main, se parlaient, riaient. C'était la nuit et le jour avec leur comportement dans la salle d'audience.

    — Ce sont de vraies «pros», constate Me Lombard. Nous ne pouvons même plus revenir sur les trous du dossier sans scandaliser le jury.

    Tout le monde sent que «ça va mal». On décide de revenir à la charge avec Luc Tangorre. Le lendemain matin, à la première suspension, les avocats rejoignent l'accusé dans la souricière. Ils analysent la situation avec lui, évoquent les risques d'une lourde peine, la nécessité, pour parer les coups, de trouver une solution:

    — En revenant à l'audience, on pourrait reconnaître qu'il s'agit simplement d'une affaire qui a mal tourné, qu'on était parti pour s'amuser un moment...

    Luc Tangorre est devenu tout pâle. Il répète: «Non, non, non!», à plusieurs reprises, puis après un temps de silence, il reprend:

    — Si mes propres avocats ne me croient pas, il vaut mieux que je me défende seul... Les larmes aux yeux, il ajoute: Je comprendrais que vous partiez. Je ne veux pas vous faire perdre la face.

    — Nous étions tous émus, se souvient Me Lombard, et en remontant l'escalier de la souricière je pensais: si ce garçon est innocent, quel drame pour lui!

    La défense, considérant qu'on ne peut pas en rester là, essaie de reprendre l'offensive. Me Vidal-Naquet dépose sur le bureau du président la demande de deux nouvelles expertises : une expertise de santé mentale, pour déterminer s'il y a chez Luc Tangorre un dédoublement de personnalité et si, éventuellement, il pourrait refouler le souvenir de sa culpabilité ; et une nouvelle expertise du trajet, en présence de trois experts, cette fois, les deux premières ayant été insuffisantes et la troisième inacceptable.

    La partie civile s'oppose à ces expertises lorsque Tangorre demande la parole.

    Il avait annoncé avant le procès qu'il le ferait car, disait-il, il avait constaté qu'aux assises tout le monde disait n'importe quoi. Il avait décidé de réagir à chaque mensonge.

    Il se lève donc et intervient pour reprocher à Me Cuttulic-Jaouen d'avoir fait état de la seule expertise qui lui est franchement défavorable et qui, de surcroît, remonte à la première affaire.

    - Il y a une douzaine d'expertises dans mon dossier. J'en demande la lecture exhaustive.

    Le président, mécontent :

    - Taisez-vous, sinon je vous renvoie en cellule!

    - Eh bien, je ferai cette lecture exhaustive lors de mon plaidoyer final.

    Les journalistes murmurent entre eux, rient. Un juré soupire en levant les yeux au ciel.

    Un débat s'instaure sur ces deux expertises. Me Cuttulic-Jaouen est contre, l'avocat général contre... On croit un moment que la cour va accepter au moins une nouvelle reconstitution du trajet car le président cherche à fixer la date éventuelle d'un transport : se fera-t-il le samedi, le dimanche?

    Personne ne s'oppose à une prolongation des débats. L'audience est suspendue. A la reprise, le président rend la décision de la cour. Elle sursoit à la requête jusqu'à l'achèvement de l'instruction orale. On n'en parlera plus. Le défilé des témoins reprend jusqu'à Joseph Tangorre, le père de Luc.

Dessin d'audience de David Wasserman    A travers des mots simples, mais avec une détermination, une fougue étonnante chez un homme de son âge, il raconte l'enquête, ses certitudes, ses espoirs toujours déçus. Il fait remarquer que les plaignantes ne sont jamais montées dans la 4 L verte... à cause de la banquette. Ah ! la banquette... Il en a parlé au juge, il lui a écrit pour qu'il constate qu'elle n'était pas fixée.

    - Pas de réponse. Jamais de réponse. Pourquoi? interroge Joseph Tangorre.

    Il demande que la cour et les jurés aillent inspecter cette banquette...

    Le défilé des témoins reprend.

    On entend M. Dell'Andrea qui a vu la voiture de Luc Tangorre stationnée, rue Sainte-Cécile à Marseille, à l'heure où les viols se commettaient à Nîmes. Le président ne ménage pas cet ancien sous-officier légionnaire.

    — Votre épouse affirme que vous êtes un ivrogne...

    Il ne précise pas que cette déclaration a été recueillie par un gendarme, en décembre 1988, auprès d'une femme atteinte d'une tumeur au cerveau et qui est morte quelques jours plus tard. Cela n'empêchera pas M. Dell'Andrea de persister dans son témoignage.

    Il reste à entendre quelques témoins, notamment les gendarmes qui ont procédé à l'enquête. Auparavant, le président provoque un incident en brandissant un opuscule d'un certain Vermorel. Le magistrat lit une phrase qui se réfère à l'évaluation controversée de la durée de vie des spermatozoïdes : « S'il y avait eu des rapports sexuels, ce ne pouvait être que vingt-quatre heures ou trente heures avant, c'est-à-dire pendant la nuit passée dans le car en compagnie de ces braves gars de la marine U.S. qui les avaient emmenées à Marseille.

    Apparemment en colère, le président déchire l'opuscule et en jette les morceaux, puis, apostrophant M. Tangorre qui est dans la salle, il l'avertit ainsi que sa famille et leurs amis qu'ils n'ont rien à gagner à faire de tels torchons.

    M. Tangorre se lève pour protester... Expulsé... Brouhaha. Les avocats parlent... on n'entend que des bribes de leurs propos:

    — Rien à voir avec M. Vermorel, lance Me Pelletier.

    — Luc Tangorre n'est pas responsable, ajoute Me Lombard.

    Le président rappelle Jessica.

    — Avez-vous été victime d'une agression sexuelle?

    — Oui.

    Il rappelle à Me Lombard qu'il a lui-même employé le terme « victime ».

    — Par considération pour elles, répond l'avocat qui, furieux, fait remarquer au président qu'il n'a de leçon à recevoir de personne. Et il répète: De personne, en le regardant droit dans les yeux.

    On est en plein chaos.

    Luc Tangorre se lève mais on l'écoute à peine. Pourtant, ce qu'il dit est intéressant.

    — J'ai cru à l'imposture. Je dis maintenant qu'il y a peut-être eu viol, mais pas par moi.

    Me Pelletier demande qu'on fasse revenir M. Tangorre.

    — Quand il sera calmé, rétorque le président. L'avocat se lève:

    — Je vais voir s'il est calmé.

    Et il sort.

    Les quatre autres défenseurs sortent derrière lui.

    Le président, qui ne maîtrise plus rien, suspend l'audience. L'incident aura des prolongements lorsque Me Figueroa, le lendemain, demandera la communication de ce document lu en partie à l'audience. Le président comprend tout de suite qu'il a fait une erreur : dans sa colère — vraie ou feinte —, il a jeté l'opuscule qu'il aurait dû communiquer à la défense. C'est un cas de cassation imparable.

    — De ces cas imparables mais si souvent parés, fait remarquer Me Pelletier, sans illusions.

    Effectivement, il sera paré. On ne va tout de même pas recommencer un procès comme celui-là!

    Le jeudi après-midi, la cour entend les gendarmes qui répètent leurs certitudes.

    Les débats sont terminés. Le vendredi, on entendra les parties civiles et l'avocat général.

Me Cuttulic-Jaouen    Me Cuttulic-Jaouen plaide la première. On sait combien la jeune femme s'est investie dans le dossier. Elle va se glisser à la place de ses clientes pour raconter, avec des larmes dans la voix, l'abominable double viol.

    «Avec une plus grande intensité émotionnelle», remarque Luc Tangorre, qui la regarde, fasciné, le montrer du doigt et le désigner à l'opprobre de tous en manifestant une douleur infinie. On aurait dit qu'elle avait été violée, elle aussi, dira-t-il par la suite, comprenant que ce coup de talent lui enlève ses dernières chances.

    Le samedi matin, c'est au tour du deuxième avocat de la partie civile, Me Charly Bensard. Après la plaidoirie du coeur de la veille, c'est maintenant celle de la raison. S'appuyant sur le dossier, Me Bensard met les jurés en garde contre l'exploitation qu'en fera la défense.

    Pendant la suspension d'audience qui suit, le père Testemale, Marie Laffranque et Claire-Lise Poiret font passer un billet à Luc Tangorre lui recommandant d'avoir confiance en ses avocats, de ne pas les interrompre. Et, puisqu'il va parler le dernier, d'être sobre et d'éviter les longues explications qui indisposeront un auditoire déjà fatigué. Le message se termine sur un «Bon courage!»

    Il va lui en falloir, c'est sûr!

    A la reprise, le réquisitoire de l'avocat général Cazenave reprend une nouvelle fois le dossier pour en extraire ce qui peut être défavorable à l'accusé. C'est son rôle ! A l'arrivée, il demande vingt ans de prison.

    Le samedi après-midi est réservé aux plaidoiries de la défense. Tangorre a supplié ses avocats de plaider tous les cinq. Il ne se doute pas à quel point cette multiplication des interventions va fragmenter les arguments de la défense et les affaiblir. Elle va également irriter le jury qui a le sentiment qu'on lui fait perdre son temps. François Vidal-Naquet, Martine Figueroa, Elisabeth Alric, Jean-Louis Pelletier, Paul Lombard soulèvent les questions que pose ce dossier. Les défenseurs recommandent aux jurés de ne pas se laisser emporter par les apparences, les demi-certitudes, la surface des choses. Ils examinent les impossibilités, les contradictions. Ils soulignent le sort partial qui est fait aux témoignages, les vrais, qui sont ceux de l'accusation, les faux, ceux de la défense.

    Pourquoi, alors, ne poursuit-on pas ces témoins qu'on suspecte de mentir?

    20 h 40. Les plaidoiries achevées, Luc Tangorre se lève.

    - J'ai peut-être été le pire des accusés, mais je jure sur la tombe de ma grand-mère et sur la tête de mes parents que je ne suis pas un violeur! J'étais à Marseille, ce soir-là.

    22 h 20. La cour et les jurés reviennent. Le président lit le verdict. Luc Tangorre est reconnu coupable, mais le jury a retenu les circonstances atténuantes. En conclusion, l'accusé est condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle.

    Au seul mot de coupable, la mère s'est levée en hurlant: «Assassins!» aux jurés et à la cour.

Me Paul Lombard    Tangorre est debout, blême, comme assommé: - Non... pas deux fois... répète-t-il.

    Les circonstances atténuantes?

    — Je n'en veux pas, je suis innocent!

    Des cris, des pleurs. Les gardiens ont toutes les peines du monde à maintenir Tangorre, en proie à une crise de nerfs. Il reste un long moment tétanisé, puis tombe évanoui. Il faudra attendre qu'il retrouve suffisamment ses esprits pour qu'on puisse le ramener à la prison.

    Voilà, c'est fini. Dans la salle, on commente le verdict. «Effarant», dit Paul Lombard. «Dur, très dur», reconnaît Pascale Cuttulic-Jaouen. L'importance de la peine a-t-elle servi à justifier l'insuffisance du dossier? L'instruction n'a pas apporté les réponses qu'on est en droit d'attendre d'une bonne justice. La partialité du président qui a laissé s'instaurer une relation conflictuelle avec l'accusé a privé les débats du caractère contradictoire prévu par la loi.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



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